Chapitre 2 : Du câble sous-marin à la radiophonie

L’ancien drapeau national de l’Afrique du Sud (1928 à 1994)

I- AFRIQUE DU SUD

La première communication télégraphique en Afrique du Sud remonte à l’année 1860 alors que la Cape of Good Hope Telegraph Company établit une liaison entre la ville du Cap et Simonstown, base navale située à plus de 30 kilomètres de cette dernière. Entre 1862 et 1864, la compagnie prolonge cette communication entre le Cap, Port Elizabeth et Grahamstown. Ce n’est qu’en 1873, année où le gouvernement du Cap se porte acquéreur des installations existantes, que les principales villes de cette province seront reliées au Natal. À son tour, la province du Natal emboîte le pas: dès le 4 juillet 1864, elle met en service sa première ligne télégraphique interne reliant Durban à Pietermaritzburg. Après 1872, la détérioration du climat social entre la communauté blanche et les Zoulous oblige le gouvernement provincial à prolonger cette ligne depuis Pietermaritzburg jusqu’à Komga en passant par Umtata. Le 5 avril 1879, la ligne Bloemfontein-le Cap via Fauresmith vient compléter cette infrastructure.

À la fin des années 1870, un chapelet de stations télégraphiques dessert tout le Sud de l’Afrique. En raison de l’exploitation des mines de diamant, la ville de Kimberly (État libre d’Orange) est désormais reliée avec le Cap et Port Elizabeth via Colesberg, Philippolis, Fauresmith, Koffiefontein et Jacobsdal. Au Transvaal, une communication entre Pretoria et Newcastle (Natal) est établie en 1876 par les Britanniques qui occupent pour la première fois cette province. Trois ans plus tard, la ligne Pretoria-Pietermaritzburg via Utrecht, Standerton et Heidelberg est mise en service et devient la principale artère télégraphique du Transvaal. D’autres lignes viendront compléter ce réseau: en 1885, Pretoria est reliée à Barberton; en 1887, Johannesburg à Kimberly via Potchefstroom; et finalement, en 1893, Pretoria peut communiquer directement avec la capitale du Mozambique, Lourenço Marques.

Au cours des deux dernières décades du 20e siècle, l’Afrique du Sud s’ouvre aux communications internationales: un premier câble sous-marin reliant Aden (Yémen du Sud) à Durban est mis en service dès 1879 et rend ainsi possible toute communication directe avec la Grande-Bretagne, la côte est de l’Afrique ainsi qu’avec l’Australie. Quant aux autres liaisons, l’Afrique du Sud n’a d’autre choix que d’emprunter la route de Londres, point névralgique de l’Europe à cette époque.[1] Les projets ambitieux de Cecil John Rhodes vont donner une impulsion nouvelle aux communications sud-africaines qui vont se ramifier vers la partie septentrionale de ce continent. Dès lors, le réseau transcontinental connaît un développement continu, du moins jusqu’au début de la guerre des Boers puisqu’une ligne télégraphique s’étendant de Kimberly jusqu’au lac Nyasa aurait dû aboutir au Caire. En outre, Cecil Rhodes avait donné son accord au projet de l’empereur Guillaume II qui voulait relier l’Allemagne aux colonies allemandes de l’Afrique. De 1873 à 1910, l’Afrique du Sud passe ainsi de 19 à 1 231 stations télégraphiques. Cette situation s’explique non seulement par un dynamisme interne caractérisé par une progression constante des messages, mais également par « l’annexion britannique de la république de l’Afrique du Sud en 1877 qui accentue les requêtes sud-africaines pour une liaison télégraphique avec l’Europe.”[2]

« The Rhodes Colossus » – cartoon by Edward Linley Sambourne, published in Punch after Rhodes announced plans for a telegraph line from Cape Town to Cairo in 1892. Source : Cecil Rhodes, Wikipédia.

À l’aube du 20e siècle, un nouveau mode de communication fait son apparition: la télégraphie sans fil. Dans une large mesure, Guglielmo Marconi a contribué au développement de cette technologie. Les succès qu’il a connus ont forcément rejailli sur l’Angleterre, son pays d’adoption. Cette apparente revendication des premières expériences de T.S.F. par un seul homme, si légitime soit-elle, a tendance à gommer d’autres faits historiques auxquels l’histoire aurait pu accorder plus de crédit, n’eût été du mythe marconien qui s’est amplifié au cours du 20e siècle. En 1897, Edward Jennings, ingénieur au bureau de poste de Port Elizabeth « invente la T.S.F. indépendamment de Marconi, mais ne reçoit aucun encouragement.[3] En comparaison des nombreux ouvrages relatant les premiers exploits de Marconi, la formule est naïve, mais elle n’en indique pas moins un intérêt singulier pour cette nouvelle technologie. À défaut de ne pouvoir s’inscrire dans les annales de la T.S.F., ce fait isolé revêt un caractère symbolique national et préfigure le développement de la radio sud-africaine. Toutefois, l’événement saillant auquel est associé le début de la radiophonie est, sans conteste, la guerre des Boers:

L’antagonisme entre les Sud-Africains de souche britannique et ceux de descendance hollandaise (les Afrikaners, ou terme plus ancien, les Boers) a affecté la radio sud-africaine depuis le début, lorsque les Boers importèrent des appareils de T.S.F. allemands pour les utiliser contre les Britanniques /…/ Les forces armées de Sa Majesté saisirent les appareils qui ne ‘s’avéraient d’aucune utilité’ pour les deux camps.[4]

Une fois la paix restaurée, la T.S.F. suscite un intérêt nouveau: en 1904, des membres du personnel de la base navale de Simonstown expérimentent cette nouvelle technologie. Quatre ans plus tard, le gouvernement de Natal décide de construire une station de transmission à Jacobs, près de Durban; celle-ci ne deviendra opérationnelle qu’en 1910 en raison de l’équipement nécessaire aux navires. D’une puissance de 3 kilowatts, elle peut transmettre le jour des messages à des bateaux se trouvant à plus de 400 kilomètres de distance. En 1911, une seconde station équipée d’un transmetteur de 5 kilowatts est mise en opération à Slangkop (ville du Cap). D’autres stations viendront s’ajouter au cours de cette période, et notamment celles de Lüderitzbucht, de Swakopmund et de Windhoek, toutes trois situées dans les colonies allemandes du sud-ouest de l’Afrique.

À la veille de la Première Guerre mondiale, la station à haute puissance de Windhoek prend une importance stratégique capitale pour l’Allemagne. Ce pays cherche en effet à se libérer du joug de la Grande-Bretagne qui domine pratiquement toutes ses communications internationales, sans compter celles avec ses colonies et dépendances.[5] Durant la guerre, l’Angleterre qui éprouve une certaine crainte vis-à-vis de la station ennemie de Windhoek, se voit forcée de construire une station de 30 kilowatts à Jacobs ainsi qu’une autre de 25 kilowatts à Port Nolloth (province du Cap) pour contrebalancer la force technologique de l’Allemagne.[6]

Comme tous les autres pays, l’Afrique du Sud bénéficie des progrès techniques de la guerre. Elle jouit d’un autre avantage, cependant: « la T.S.F. et la radiotéléphonie vont connaître des progrès considérables aux cours des deux [premières] décennies [du 20e siècle] en raison de la position stratégique de ce pays qui détient l’un des principaux couloirs de navigation au monde.”[7] Certes, les expériences menées par Marconi depuis le début du siècle ont incontestablement favorisé le développement des communications maritimes, et de façon corollaire celles de l’Afrique du Sud, pays membre de l’Empire britannique.[8] La radiotéléphonie, et plus récemment la radiophonie qui s’inscrivent dans le sillage de la T.S.F. bénéficient, à leur tour, de cette situation privilégiée. En 1919, un groupe d’amateurs expérimente certaines techniques de communication radioélectriques. Une année vient à peine de s’écouler que la Transvaal Radio Association est fondée; elle sera suivie d’associations du même genre au Cap et à Durban. En 1921, la première station expérimentale radiotéléphonique est opérée depuis Bird Island, près de Port Elizabeth.

The thermionic vacuum tube and its applications by Van der Bijl, H. J. (Hendrik Johannes), 1887-1948. Source : Internet Archive (téléchargement libre et gratuit).

La séquence des ces événements coïncide avec le retour en Afrique du Sud du Dr. Hendrik Johannes Van der Bijl qui, de 1913 à 1920, poursuit des recherches intensives sur la lampe thermoionique aux États-Unis. Affecté aux laboratoires de recherche de l’American Telephone & Telegraph Company et de la Western Electric Company, Van der Bijl compte parmi la vingtaine de chercheurs scientifiques  qui ont contribué avec succès à la première transmission de la voix humaine entre les États-Unis et la France, en 1915. Il est, en outre, l’auteur d’un ouvrage classique célèbre intitulé The thermionic vacuum tube (1920). À la demande du général Smuts, il occupe, dès son entrée au pays en 1920, le poste de conseiller scientifique et technique auprès du gouvernement sud-africain. De par sa fonction, il est plus que probable qu’il ait incité le gouvernement à réglementer très tôt ce nouveau mode de communication puisqu’au mois d’août 1923, le ministre des Postes a déjà pleins pouvoirs dans ce domaine. Il est autorisé, entre autres, à émettre des permis pour l’établissement de nouvelles stations radiophoniques ainsi que pour l’utilisation de récepteurs de radio. Désormais, les auditeurs devront pays une taxe annuelle de cinq shillings au ministère des Postes pour obtenir un permis d’écoute, en plus des frais qu’ils devront acquitter directement au diffuseur autorisé de leur région pour les services qui leur sont rendus.[9]

Il va sans dire que ce pouvoir réglementaire ne fait pas l’unanimité. L’opinion des auditeurs, en particulier, est partagée: certains acceptent d’emblée les mesures prescrites, tandis que d’autres les ignorent complètement. La mise sur pied d’autres stations de même que les initiatives fort louables du gouvernement dans ce domaine ne réussissent toutefois pas à impulser l’industrie de la radio dont l’existence même sera fortement menacée jusqu’en 1927. Paradoxalement, l’intérêt des auditeurs s’accroît au cours de cette période trouble. Durant l’année 1923, le gouvernement sud-africain décide de radiodiffuser une série de cinq concerts en vue de lever des fonds pour le soutien d’une exposition (British Empire Show) à Wembley, Grande-Bretagne. Le projet est entrepris sous le patronage du Broadcasting Committee of the South African Railways de Johannesburg en collaboration avec la Western Electric Company. Cette dernière procède à la construction d’un émetteur temporaire d’un kilowatt pour diffuser en direct les émissions musicales. Dans la soirée du 18 décembre 1923, le général Smuts prononce le discours d’ouverture depuis l’hôpital militaire de Robert Heights (Voortrekkerhoogte). Son allocution est relayée par téléphone jusqu’à Johannesburg, et de là radiodiffusée en direct à plus de 600 kilomètres de distance.[10]

L’enthousiasme des auditeurs est tel, que l’Associated Scientific and Technical Associations of South Africa, mieux connue sous le nom de l’A.S. & T. Broadcasting Company, décide de prendre la relève et d’opérer sur une base permanente la station expérimentale de Johannesburg. Pour ce faire, elle prend possession de nouveaux locaux (édifice Stuttaford) et dès le premier juillet 1924, cette station devient la première du genre en Afrique du Sud. Deux mois plus tard, soit le 15 septembre 1924, la Cape Peninsula Publicity Broadcasting Association diffuse ses premières émissions à partir du Cap.[11] La ville de Durban vient compléter, le 10 décembre 1924, la base triangulaire de cette infrastructure radiophonique qui deviendra ultérieurement le noyau de la production et de la diffusion des principales émissions au pays, à l’instar de Toronto et Montréal.

Les efforts consentis pour satisfaire le public ne manquent pas. Les stations rivalisent d’initiatives et, dans certaines circonstances, vont même jusqu’à se prêter main-forte. Lors de la visite du Prince de Galles en 1925, les stations de Durban et de Johannesburg sont reliées par téléphone, assurant ainsi la couverture de l’événement au bénéfice d’un plus grand auditoire. La station du Cap est aussi à l’écoute de la population, puisqu’elle consent à radiodiffuser le dimanche des émissions à caractère religieux, tandis que celle de Johannesburg offre la première un service de nouvelles régulier. Pour leur part, le seul témoignage de gratitude que reçoivent les radiodiffuseurs se manifeste à travers l’écoute de la radio. La double taxe imposée aux détenteurs d’un appareil radio, dont l’une est prescrite par le ministère des Postes et l’autre par les radiodiffuseurs, n’a pratiquement aucune force de loi. Le refus grandissant des auditeurs de payer leur quote-part annuelle malgré un enthousiasme constant pour la radio fait poindre une grave crise financière pour cette nouvelle industrie.

En novembre 1924, l’association des radiodiffuseurs se réunit pour la première fois au Cap afin de définir une stratégie d’action capable de solutionner ce problème. A priori, la collaboration du ministère des Postes s’avère essentielle pour corriger la situation. L’association demande au ministre de percevoir la taxe qui lui revient, car, dit-elle, « le pouvoir de force du gouvernement aurait un plus grand impact. »[12] Cette tentative aboutit à l’échec: dans un rapport soumis au gouvernement sud-africain, le département de Commerce soutient que pour l’année 1925, la station de Johannesburg accuse une perte de revenus d’environ 20 000 $. Ce déficit est imputable à plus de 20 000 détenteurs d’appareils domestiques qui refusent ou négligent simplement de payer la taxe au diffuseur de leur région.[13] Devant cette situation critique, le ministère des Postes ne peut que durcir sa position. Il réclame du Parlement une refonte de la Loi de la radio qui lui assurerait un pouvoir discrétionnaire plus grand. Au printemps de 1926, une nouvelle Loi de la radio, plus sévère, entre en vigueur, mais elle ne peut véritablement redresser la situation. En dépit de l’effort conjoint des médias écrits pour sensibiliser l’opinion publique et de lourdes pénalités qui s’ensuivent pour tous ceux qui sont réfractaires à la Loi, les trois stations radiophoniques cessent, tour à tour, leurs activités.[14]

La station de Johannesburg, l’aînée des stations sud-africaines, est la première à fermer ses portes, en janvier 1927. La réaction des milieux d’affaires ne tarde pas. La Chambre de commerce de la ville adresse au gouvernement une pétition et implore son appui immédiat en prétendant publiquement que la fermeture de cette station serait préjudiciable aux intérêts nationaux et commerciaux de cette ville. De plus, elle exhorte le gouvernement de l’Union à offrir de meilleures garanties aux futurs exploitants de la radio en prenant les mesures qui s’imposent pour le paiement de la taxe et en intervenant plus sévèrement relativement à l’écoute pirate.[15] La réponse du ministre des Postes, Walter B. Madeley, en décontenance plus d’un: la tendance générale en radiodiffusion, dit-il, tend désormais vers un contrôle public et une gestion à but lucratif privée serait considérée comme rétrograde.[16] Dorénavant, le gouvernement sud-africain entend prendre le contrôle de la radio en « suivant l’exemple britannique ». Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres: l’Afrique du Sud, à l’instar du Canada, connaît de sérieux problèmes techniques dus à l’étendue géographique de son territoire, à la répartition de sa population, et ce qui lui est plus spécifique à de fortes variations climatiques. Gideon Roos, premier directeur de la Société radiophonique d’État (SABC), soutient que l’insatisfaction populaire de l’époque était intimement liée au fait que les stations ne pouvaient émettre un signal suffisamment puissant pour rejoindre tous les auditeurs, et ce particulièrement durant les périodes d’intenses perturbations atmosphériques.[17] Des facteurs d’ordre économique influent également sur le processus de décision et l’Afrique du Sud n’est virtuellement pas en mesure de financer un réseau national qui exigerait une infrastructure plus complète et mieux rodée. Le modèle britannique dont s’inspire le gouvernement sud-africain ne peut être appliqué intégralement sans tenir compte principalement de certaines conditions: le système public, dont rêvent la plupart des pays membres de l’Empire britannique, doit nécessairement être réévalué en fonction des besoins particuliers, de la capacité financière et de la faisabilité du projet national de chacun des pays.[18]

La radio et le monopole privé

Comment sortir du dilemme dans lequel se trouve le gouvernement sud-africain face à la radio?  Quel choix s’impose: l’extinction totale ou la viabilité commerciale de ce médium?  Manifestement incapable d’assurer la survie de la radio, le ministère des Postes alloue à la Schlesinger Organization un contrat exclusif d’exploitation pour une période de dix ans. Déjà propriétaire de cinémas dans ce pays, sans compter les diverses compagnies cinématographiques qu’il possède (African Films, African Film Productions, African Mirror Newsreel, etc.), Isidore William Schlesinger dispose non seulement de solides garanties financières, mais d’une vaste expérience dans le domaine des médias de masse. Le premier avril 1927, l’African Broadcasting Company (ABC) acquiert la station de Johannesburg. En juin, elle devient propriétaire de celle du Cap et avant que l’année ne se termine, elle possède déjà celle de Durban.

La préoccupation première de l’ABC est d’améliorer la qualité de la transmission des programmes. En basant leurs calculs sur les rapports cumulatifs des auditeurs depuis les trois dernières années, les ingénieurs de la compagnie ont le ferme espoir qu’avec un nouvel émetteur ils pourront diffuser dans tout l’Afrique du Sud. Mais, ils ne sont pas lents à comprendre que ces rapports ne sont pas conformes à la réalité; l’élan d’enthousiasme et la satisfaction naïve des débuts fait place à la critique et à l’insatisfaction grandissante des auditeurs qui prennent pour acquis que le nouvel émetteur leur procurera une solution définitive à leurs problèmes. L’embarras technique dans lequel se trouve l’ABC va se doubler d’un autre insuccès: le discours du Premier ministre britannique, Stanley Baldwin, prononcé à l’occasion de l’Empire Day (24 mai 1927) ne peut être retransmis par la station du Cap, incapable de capter le signal de la BBC.[19] Loin de satisfaire les attentes du public de même que celles des actionnaires de l’ABC, ces défaillances techniques remettent en cause tout le processus de radiodiffusion, lequel doit être réévalué non plus comme une addition de micro-systèmes susceptibles de satisfaire presque exclusivement les auditeurs des grands centres urbains, mais comme un macro-système capable d’atteindre un rendement optimum et de rejoindre en totalité la population sud-africaine.

Les premières mesures correctives de l’ABC sont d’augmenter la puissance des émetteurs du Cap et de Durban ainsi que d’installer des relais à Pretoria, Bloemfontein, Grahamstown et Pietermaritzburg. Ces palliatifs sont insuffisants, cependant: le pays est grand et ne peut être desservi convenablement malgré les mesures adoptées. L’entreprise privée qui n’a pour seul but que la recherche du plus grand profit, au besoin à l’encontre des impératifs de l’intérêt commun, ne peut résolument combler les moindres défaillances du système. La position que cherche à maintenir l’ABC se situe plutôt entre l’auditoire potentiel qui représente, par anticipation, un profit d’exploitation grâce à la taxe de deux livres-sterling redevable au radiodiffuseur et les messages publicitaires dont le coût est déterminé par la cote d’écoute et les frais de production. Pour mieux dire, les gestionnaires de l’ABC doivent faire progresser l’entreprise en augmentant la cote d’écoute, et conséquemment la marge de profit générée par la publicité tout en investissant qu’en fonction d’une plus grande rentabilité. C’est pourquoi la solution envisagée apparaît parcimonieuse, même si dans l’immédiat elle fait miroiter un effort et un souci constants de ses dirigeants pour satisfaire aux attentes de la population.

Au cours des trois premières années d’opération, les actionnaires de l’ABC ne recevront aucun dividende, et qui pis est la compagnie accuse en 1929 un déficit de 15 000 livres-sterling. Pour se tirer d’embarras, celle-ci sollicite auprès du gouvernement sud-africain une subvention pour éponger sa dette. En cette année de crise internationale, l’on comprend fort bien le refus du gouvernement, d’autant plus que la gestion privée dans ce domaine n’est fondée que sur un compromis, pour ne pas dire un accord provisoire. La notion de profit qui est le substrat même de l’entreprise capitaliste, et dans le cas présent d’un monopole privé conduit, dans certains cas, à trouver des subterfuges pour accroître l’actif net. Le problème, jusqu’ici insoluble, du paiement de la taxe au radiodiffuseur trouve un heureux dénouement. En 1930, l’ABC, en vertu des droits légaux, autorise la vente d’appareils aux marchands qui acceptent de remettre au clients une quittance pour chaque appareil vendu. Cette preuve d’achat qui est censée dispenser le client de payer la taxe au radiodiffuseur pour une durée d’un an n’est, en réalité, qu’une astuce habile:

La taxe n’était pas gratuite puisque les marchands avaient purement et simplement inclus celle-ci dans le prix d’achat. De cette façon, l’ABC bénéficiait non seulement du paiement de la taxe initiale, mais détenait les noms et adresses des personnes qui oublieraient de renouveler leur licence [d’écoute].[20]

Cette tactique va produire son effet; en l’espace de deux ans, le nombre de récepteurs privés double presque. Les recettes provenant de la taxe ne cessent de s’accroître en fonction des nouveaux détenteurs d’appareils qui passent de 16 599, en 1928, à plus de 139 000, en 1936. Seulement, cette augmentation n’est pas proportionnelle au développement du réseau que l’ABC poursuit pièce à pièce et qui, de façon prévisible, atteint rapidement un point de saturation, une fois les principaux centres urbains pourvus d’un émetteur plus puissant.[21] N’ayant pas à se soucier de la concurrence, l’ABC n’a crainte de voir ses profits s’amenuiser, cependant qu’elle consolide pendant ces dix années d’exclusivité sa position vis-à-vis des rivaux potentiels.

Vers une radio nationale

L’empire de Schlesinger qui gagne en puissance et en influence dans le milieu des médias de masse prête le flanc à la critique. La politique de développement qu’adopte l’ABC ne satisfait ni le gouvernement, ni les Afrikaners qui voient dans cette manoeuvre une usurpation des intérêts sociaux basée sur l’inégalité des droits et des services. D’abord, parce que l’ABC ne diffuse que dans les principaux centres urbains, ce qui défavorise la majorité des Boers vivant à la campagne et dans la plupart des petites villes. Ensuite, parce que la langue anglaise prédomine dans toutes les émissions: l’ABC ne réserve qu’une heure par semaine de sa programmation en langue afrikaner, et par surcroît les émissions ne sont diffusées qu’à partir de Johannesburg et du Cap. Pour contrer cette situation, le gouvernement sud-africain ordonne, en 1931, une enquête publique qui n’aboutit qu’à de simples velléités. Hertzog est davantage préoccupé à tenir le gouvernail ferme en ces années de Grande Dépression et à polariser son attention sur le Statut de Westminster. La conjoncture de 1934 le forcera à agir, cependant: la souveraineté interne et internationale du Dominion sud-africain est acquise définitivement par le Status of Union Act et la Grande Dépression s’efface maintenant au profit d’une reprise économique favorable. Le mécontentement des Afrikaners vis-à-vis de la situation de la radio aurait pu, n’eût été de l’invitation de Sir John Reith, directeur général de la BBC, à venir « faire état de la situation de la radio dans ce pays et à s’entretenir avec le gouvernement sur son développement futur », exacerber la colère des nationalistes radicaux.[22]

L’inertie politique n’aurait certes pas contribué à calmer les esprits, compte tenu de l’expiration en 1937 du droit d’exploitation exclusif de l’ABC et de la forte poussée nationaliste personnifiée par le docteur Malan. Le nouveau Parti uni (Smuts-Hertzog) se devait de dénouer cette situation tendue et de proposer une solution nouvelle qui exclurait, dès le départ, un monopole privé. En dépit des sentiments nationalistes qui l’animent, Hertzog se tourne vers l’Angleterre pour l’éclairer sur cette affaire épineuse comme il l’avait fait d’ailleurs durant la crise de l’étalon-or. La radio faisait maintenant partie du giron politique national et ne pouvait plus être traitée simplement comme une affaire de gros sous. Des considérations d’ordre politique et social se retrouvaient au premier plan et il fallait désormais trouver un compromis acceptable pour les communautés anglaise et afrikaner dont la première jouissait déjà de certaines prérogatives tandis que la seconde en était encore au stade des revendications.

Le rapport de Sir John Reith, publié en mars 1935, met l’accent sur le monopole d’État qui, seul, peut répondre aux attentes de la population: selon lui, aucune compagnie commerciale dont le but premier est la recherche du profit ne peut véritablement offrir des émissions appropriées ou rendre la radio accessible à la majorité de la population en réduisant ostensiblement les frais versés par les auditeurs.[23] À l’instar du rapport Murray soumis au Premier ministre du Canada, Sir John recommande, suivant le modèle de la BBC, que l’organisme public responsable de la radiodiffusion en Afrique du Sud soit une société d’exploitation indépendante du gouvernement du jour et à l’abri du favoritisme politique. Il suggère, en outre, que la supervision des activités de la future corporation incombe au Gouverneur général en conseil plutôt qu’à un ministère et que la tâche du ministre des Postes se limite au contrôle des opérations techniques.

Il prédit ainsi qu’un partage de l’autorité permettra  d’offrir de meilleures garanties au public tout en évitant que la dite corporation ne devienne l’instrument d’un simple département.[24]  Quant à la programmation, Sir John est d’avis qu’il devrait y avoir une meilleure répartition, à savoir une programmation nationale bilingue et une prépondérance d’émissions anglaises ou afrikaners là où « les circonstances le justifient ». Il va même jusqu’à formuler le souhait qu’un comité consultatif soit formé pour structurer des émissions à caractère éducatif afin de stimuler l’écoute chez les populations autochtones. Même si ces dernières ne possèdent généralement pas les moyens de se procurer un appareil radio, il conseille au gouvernement d’installer des récepteurs dans des endroits-clés (par exemple, chez un commerçant) pour motiver ces populations.[25]

Visiblement satisfait de ce rapport, le ministre des Postes, Charles Francis Clarkson, déclare officiellement devant la Chambre des députés que: « le permis actuel d’exploitation délivré à l’ABC ne sera pas renouvelé lorsque celui-ci viendra à expiration en mars 1937 et qu’une nouvelle organisation devra la remplacer. »[26] À cet effet, il a la ferme intention de présenter, dès l’ouverture de la session prochaine, un Bill relatif à la création d’une Société d’État. Différentes recommandations sont discutées au cours des mois qui suivent et le premier août 1936, en vertu de l’Acte de la radio # 22, le gouvernement sud-africain dissout l’ABC pour la remplacer par la SABC.

(cliquez pour agrandir) The visual canvass is from the most recent UNESCO World Day for Audiovisual Heritage 2012 exhibition at SABC. Source : SABC Media Libraries.

À plusieurs égards, l’évolution de la radio en Afrique du Sud se rapproche de celle du Canada et d’autres pays membres de l’Empire britannique. Les différents points de comparaison dont fait état le ministre Clarkson au cours des débats en Chambre dénotent, à cet égard, une conformité à l’usage établi, c’est-à-dire aux étapes qui conduisent à la nationalisation de la radio.[27] Certes, le développement de la radio sud-africaine s’appuie sur un contexte particulier et en ce sens tout projet national doit tenir compte d’un certain nombre de spécificités. Cela n’interdit pas pour autant de poser une réflexion sur son rapprochement au modèle britannique et d’en jauger certains aspects.

La volonté politique de nationaliser la radio sud-africaine repose sur un certain nombre de critères internes évalués non seulement pour eux-mêmes, mais par rapport à la tendance des autres nations. Le 25 mars 1935, le ministre Clarkson soutient devant l’Assemblée que le temps est venu pour l’Afrique du Sud de suivre l’exemple de la majorité des autres pays et de bâtir une radio qui soit conforme aux intérêts publics, ce qui implique, ajoute-t-il, qu’elle ne pourra demeurer longtemps encore dans les mains d’une entreprise commerciale.[28] Ce qui ressort davantage du projet de nationalisation, c’est peut-être la complicité qui s’installe entre l’Afrique du Sud et l’Angleterre. De jure, le Statut de Westminster et le Status of the Union Act consacrent définitivement l’indépendance du Dominion sud-africain. De facto, le gouvernement de Hertzog formule une « loi qui rejoint, à bien des égards, les idées, les idéaux et les conditions de la Charte de la BBC. »[29] Les propos tenus par le député nationaliste, Paul Olivier Sauer, lors de la seconde lecture du Bill (29 avril 1935) mettent en garde le gouvernement contre une telle complaisance: « les émissions [de l’ABC] n’étaient qu’une servile imitation de la BBC. [Même si l’on doit reconnaître que] ce réseau est l’un des meilleurs au monde, il n’est pas adapté aux conditions de ce pays. La diffusion des nouvelles, par exemple, n’a pu répondre aux attentes sud-africaines. Toutes les dépêches reçues ou envoyées d’outre-mer renferment une subtile propagande impérialiste à laquelle bien des gens en Afrique du Sud s’objectent. »[30]

Le défi qui se pose maintenant pour l’Afrique du Sud est de se prémunir contre tout danger d’infiltration et de se doter de cadres suffisamment rigides pour assurer le plein développement de la radio nationale.

II- CANADA

Parmi les pays membres de l’Empire britannique, le Canada est certainement celui qui a été le plus avantagé dans le processus de développement des communications impériales, et particulièrement depuis l’installation du premier câble sous-marin transatlantique. En 1866, Cyrus Field, jeune entrepreneur américain, établit la première liaison permanente entre le Canada et la Grande-Bretagne.[31] Cet exploit technologique ouvre la porte à un nouveau mode de communication et va transformer imperceptiblement le rôle du Dominion qui servira à la fois de relais pour le réseau de l’Empire britannique et pour les pays industrialisés.[32] C’est dire que le Canada devient, au cours de la seconde moitié du 19e siècle, un lien stratégique important dans l’organisation générale des communications internationales. À preuve, il existe en 1898 pas moins de 15 câbles transatlantiques qui desservent via le Canada la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Cyrus West Field c. 1860. Source : Cyrus West Field, Wikipédia.

Pendant près d’un demi siècle, le câble sous-marin va dominer le monde des communications et rapprocher les continents. Cette technologie marque de son empreinte tout un épisode qui témoignent des liens presque indéfectibles entre le Canada et la Grande-Bretagne.[33] À l’époque où le câble sous-marin fait l’objet de tâtonnements plus ou moins fructueux, l’Angleterre anticipe déjà la pleine valeur de cette technologie: « en 1857 et 1858, deux navires réussissent à poser un câble entre la Grande-Bretagne et l’Amérique. Quelques messages sont envoyés, incluant celui d’annuler le départ de deux régiments qui devaient quitter le Canada à destination de l’Inde, ce qui permit au gouvernement britannique de faire une économie de 50 000 livres-sterling. »[34] Encore plus que la télégraphie, le câble sous-marin crée une interdépendance entre les deux pays. Les motifs ne sont toutefois pas les mêmes: l’Angleterre, consciente du fléchissement de sa force navale et militaire, cherche d’abord à combler cette déficience par ce nouvel apport technologique tout en affermissant son autorité suprême à l’intérieur de l’Empire, autorité qui constitue la trame même de son existence. Pour le Canada, « l’existence d’une route télégraphique [entre l’Europe et l’Amérique] représente un facteur positif dans le développement des colonies. »[35]

À l’aube du 20e siècle, la T.S.F. fait son entrée. Encore une fois, le Canada et la Grande-Bretagne sont les grands privilégiés de la première communication transatlantique de T.S.F. Le 5 décembre 1901, Guglielmo Marconi débarque à Terre-Neuve avec ses assistants Kemp et Paget pour y effectuer des tests. Au cours de ses expériences antérieures, Marconi a acquis la certitude que la courbe terrestre ne représente pas un obstacle majeur à la portée des ondes sur une grande distance. Ayant réalisé des progrès significatifs sur une distance de 200 kilomètres, il envisage la possibilité de communiquer outre-Atlantique. Son choix définitif s’arrête sur Poldhu (Cornouailles) et sur Glace Bay (Terre-Neuve).[36] Le jeudi, 12 décembre, Marconi reçoit à trois reprises un faible signal depuis Poldhu. à sa grande stupéfaction, il vient de réaliser le premier message transatlantique du monde sans l’apport du câble sous-marin.


Raising Marconi kite, [Signal Hill, St. John’s, Nfld.]. Marconi to the left. 12 décembre 1901, Terre-Neuve. Crédit: Bibliothèque et Archives Canada / C-005940.


Raising Marconi kite, [Signal Hill, St. John’s, Nfld.]. Marconi to the left. 12 décembre 1901, Terre-Neuve, Canada. Crédit: Bibliothèque et Archives Canada/C-005943.


Marconi and his instrument [inside Cabot Tower] Signal Hill, St. John’s, Nfld. 12 décembre 1901, Terre-Neuve, Canada. Crédit: Bibliothèque et Archives Canada/C-005945.

Cet exploit technologique constitue une étape importante dans les annales des communications canadiennes. Il renforce la position de ce pays par rapport aux deux grandes puissances que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis. L’axe des communications entre les deux continents repose, une fois de plus, sur la base triangulaire Grande-Bretagne / Canada / États-Unis, et l’on ne saurait sous-estimer la position stratégique du Canada à cet égard. Avec le câble sous-marin, et notamment celui reliant Vancouver à l’Australie (achevé en 1902), le Canada ferme la boucle des communications impériales britanniques qui se sont développées d’est en ouest depuis 1866.[37] La T.S.F., oserions-nous dire, déborde du cadre impérial: les États-Unis occupent, dès la fin de la Première Guerre mondiale, une position dominante et partant affectent la position de l’Angleterre qui, jusqu’à présent, était considérée comme le centre nerveux des communications mondiales. Le Canada, de par sa proximité avec les États-Unis s’intègre (est intégré?) plus facilement à ce nouveau réseau international de  T.S.F. et peut désormais faire bloc contre toute intervention hostile ou étrangère dans ce domaine sur le continent nord-américain.

L’accentuation des rapports Nord-Sud qui traduit forcément un changement d’attitude du Canada devient plus visible à la suite de la Conférence de la Paix, organisée à Paris en 1919. Lors de cette rencontre, la préoccupation première des puissances s’oriente vers la concentration et l’élaboration des pratiques à adopter pour resserrer l’économie mondiale. Parmi les sujets abordés, figure la restructuration des réseaux de communication. Curieusement, ce n’est pas la T.S.F. qui est au centre des discussions, mais bien le câble sous-marin. La Grande-Bretagne qui s’est rendue maîtresse de cette technologie entend bien conserver le contrôle des communications mondiales. Le droit de propriété des câbles allemands devient la pierre d’achoppement des discussions, puisqu’il remet en question le contrôle du processus d’information nationale: « les arguments à la Conférence de Paris sur le partage des câbles allemands ne rendent que plus claire la méfiance des pays participants envers l’hégémonie britannique concernant les communications internationales électriques. »[38] Les États-Unis, en particulier, manifestent la volonté implicite d’obtenir une plus grande part de ce contrôle et de réduire ainsi leur dépendance vis-à-vis de l’Angleterre. Les développements de la T.S.F., et notamment l’invention de la triode par Lee DeForest ainsi que le perfectionnement de l’alternateur Alexanderson ont fait basculer l’hégémonie britannique depuis que la RCA, avec l’appui du gouvernement américain, a pris en mains le contrôle des communications nationales et internationales de ce pays et qu’elle exploite un tout nouveau créneau, la radio commerciale.[39]

Au cours des discussions à Paris, le Canada entend se servir de cette plate-forme politique pour revendiquer officiellement une plus grande autonomie. Cette étape que nous avons considéré au chapitre précédent remet en question le leitmotiv politique devenu séculaire, selon lequel le Canada forme avec les autres pays membres de l’Empire une grande famille et reste débiteur pour la mère patrie. Au début du 20e siècle, le mythe de la famille s’estompe pour faire place à une politique d’indépendance plus accrue. Le Dominion ne partage pas l’idée chamberlainienne d’un Zollverein allemand, non plus qu’il n’entend s’organiser sur le plan militaire uniquement en fonction de la défense impériale. C’est pourquoi, par exemple, la question navale soulevée par Laurier avant la guerre prend une dimension nouvelle lorsqu’elle est abordée dans une perspective autonomiste.

Graduellement, le Canada acquiert une marge de liberté qui s’élargit au fur et à mesure que la domination extérieure de l’Angleterre s’amenuise cependant que les États-Unis s’imposent comme le nouveau leader international. En tirant profit de cette conjoncture, les dirigeants politiques canadiens peuvent davantage négocier ferme avec l’Angleterre qui craint plus qu’auparavant le spectre américain. Bien sûr, les différentes parties de l’Empire n’ont pas toutes atteint le même degré de développement et chaque colonie ou Dominion ne saurait établir les mêmes rapports de force vis-à-vis de la mère patrie. En revendiquant une plus grande autonomie, le Canada est en mesure d’agir plus librement au plan des politiques externes et de décider de son propre avenir. En contrepartie, il est confronté aux forces politiques internationales qui influencent sinon agissent sur son pouvoir décisionnel. L’évolution de la radio au Canada est caractérisée par ce dualisme politique d’après-guerre qui se reflète dans la structure même de son réseau national créé en 1936.

Vers une radio nationale

La radiodiffusion, au sens où l’entend l’Association canadienne des radiodiffuseurs, c’est-à-dire la possibilité de transmettre « une émission radioélectrique d’ondes destinée au public et susceptible d’être captée par lui » aurait, selon toute vraisemblance, pris naissance en septembre 1918 à Montréal.[40] À cette époque, la radiotéléphonie, l’emploi usité de radio commerciale n’existant pas encore, a débuté sur une base expérimentale dans les locaux de la Canadian Marconi Company (CMC), à Montréal. La station XWA, propriété de la CMC, devient modestement la première station radiophonique commerciale au monde.[41] L’engouement du public pour ce nouveau médium ne fait qu’accroître la demande d’appareils aux amateurs et crée une nouvelle section nommée Expérimentation Scientifique Limitée. Quelques temps après, soit en décembre 1919, la station XWA, désormais appelée CFCF, offre aux auditeurs une programmation semi-régulière qui consiste à présenter une sélection d’enregistrements populaires au moyen d’un gramophone.

Édificie Marconi, rue Williams, Montréal, dans les années 1920. Source : Inconnue. Via Des ondes et des hommes : une première radio à Montréal, Mémoires des Montréalais, Centre d’histoire de Montréal.

Le succès sans précédent de la radio commerciale a pour effet de provoquer une réaction en chaîne à travers tout l’Amérique. Au Canada, la seconde station de ce genre voit le jour à Halifax, en 1920. Au cours de cette même année, le public canadien sera sensibilisé à ce nouveau mode de communication. Sur l’initiative de F. A. Barrow et de R. A. Scantlebury, tous deux employés à la CMC, des démonstrations sont organisées dans diverses localités du pays, notamment à Toronto, Winnipeg, Portage-la-Prairie, Pointe-du Bois (Manitoba) ainsi que dans de nombreuses villes du Québec. D’autres individus contribuent à répandre l’idée de la radio au Canada. À l’occasion de la rencontre annuelle de la Société Royale du Canada, tenue en 1920 au Château Laurier à Ottawa, diverses personnalités scientifiques et politiques assistent à une expérience radiophonique sans précédent. Parmi les invités d’honneur, nous remarquons la présence de messieurs Robert Borden, Premier ministre, William Lyon Mackenzie King, ministre de l’opposition, le Duc de Devonshire, Gouverneur général, Sir Henry Drayton, ministre des Finances et le célèbre explorateur Vilhjalmur Stefansson. Le soir du 20 mai, le professeur Arthur Stewart Eve, qui occupe la chaire de physique à l’université McGill, prononce une conférence sur quelques grandes inventions de la guerre. Au cours de son exposé, il organise une démonstration de radiodiffusion: l’auditoire peut entendre la cantatrice Dorothy Tulton accompagnée d’un orchestre symphonique depuis la station CFCF de Montréal, située à plus de 165 kilomètres de distance d’Ottawa.

Même si la réception n’atteint pas la perfection, l’expérience demeure satisfaisante, suffisamment du moins pour susciter un intérêt marqué dans les milieux politique et scientifique ainsi que dans celui de la presse écrite.[42] Selon Walter Machny, président du comité d’organisation du cinquantième anniversaire de CFCF, cette démonstration a provoqué durant les mois subséquents tout un branle-bas chez les détaillants de récepteurs radio qui ne pouvaient pratiquement plus suffire à la demande. De leur côté, les grands magasins ont ouvert des rayons spécialisés dans la vente de ces appareils; la presse écrite a également diffusé plus d’information sur le sujet (v.g. façon de monter un kit radio, horaire des émissions, nouvelles diverses…).[43] Bref, c’était l’euphorie collective!

En 1922, la radio connaît une croissance des plus remarquables. Le ministère de la Marine et des Pêcheries délivre, en cette seule année, 39 permis d’exploitation commerciale.[44] Cependant, la moitié des propriétaires exploitants ne tiendront pas jusqu’à la fin de l’année en raison des coûts élevés de l’équipement et du financement auxquels ils doivent faire face. Les postes qui survivent appartiennent pour une bonne part aux manufacturiers d’appareils radio et à des journaux. Marconi, Bell et Westinghouse figurent parmi les plus importantes sociétés industrielles à posséder des licences de radiodiffusion. Quant aux journaux, nombreux sont ceux qui se sont intéressés à cette nouveauté commerciale. La Presse ne fait pas exception à la règle; elle inaugure, le 27 septembre 1922, la première station de langue française en Amérique (CKAC). Pendant cinq années, elle devra partager la même antenne que CFCF et par le fait même le temps d’émission. La progression de la radio ne s’arrête pas là: si l’année 1918 correspond aux balbutiements de la radio, l’année 1919 voit naître la première station mondiale, les années 1920-1921-1922 correspondent à l’expansion de ce nouveau mode de communication et l’année 1923 marque pour sa part une étape nouvelle dans l’évolution de la radio au Canada.

Tout comme le téléphone et l’électricité, la radio est devenue un instrument démocratique qui va provoquer des changements autant sur le comportement des individus que sur la société elle-même. Cependant, l’acquisition de son identité comme instrument social nécessite un processus d’interaction fondé sur les attentes et les aspirations du peuple canadien. L’un des premiers hommes à promouvoir la radio au plan national est, sans contredit, Sir Henry Thornton, président de la nouvelle compagnie de la Couronne, le Canadien national (CN). En 1923, ce dernier eut l’idée d’installer à bord des trains, à l’intention des passagers de première classe, des récepteurs de radio puissants avec des prises d’écouteurs multiples. Le premier juin 1923, un département de la radio voit le jour au CN, à Montréal. Grâce à cette initiative, les voyageurs peuvent capter pour la première fois la station montréalaise CHYC, propriété de la Northern Electric Company. L’expérience sera répétée avec succès le 10 juillet 1923, alors qu’un groupe de journalistes américains du Brooklyn Daily Eagle prennent le train depuis Montréal pour se rendre en Alaska afin de couvrir l’ouverture officielle du parc national du mont McKinley.[45] L’enthousiasme du public et de la presse aura vite fait d’encourager Sir Henry d’aller de l’avant avec son projet.

Les problèmes techniques qui, par moments, rappellent ceux des communications entre navires et stations côtières ne manquent pas. D’abord, le rayonnement de la station CHYC n’est pas assez vaste pour que celle-ci puisse être captée pendant une longue période par les récepteurs d’un train en marche. Ensuite, les installations à bord de trains sont exposées à toutes sortes de perturbations, telles l’interférence causée par les lignes de transmission électriques, l’effet magnétique dû au contact de certains métaux (fer sur fer), les moteurs qui alimentent le système de ventilation, les générateurs qui assurent l’éclairage, etc. Qu’à cela ne tienne!  Le 5 janvier 1924, le CN met en service son premier train-radio transcontinental reliant Montréal à Vancouver. Véritable fer de lance de la compagnie, la radio va permettre à cette dernière de rentabiliser son réseau de chemins de fer jusque-là déficitaire, d’assurer la croissance de l’industrie et d’affirmer l’unité nationale.[46]

Pour couvrir le territoire d’est en ouest, une première station (CNRO) est mise en opération dès le 26 février 1924, à Ottawa; puis, une seconde (CNRW) à Winnipeg, le 26 mars de la même année; d’autres viendront s’ajouter au réseau au cours des mois subséquents. Pour ce faire, Sir Henry projette de construire deux stations (Moncton et Vancouver) et, à l’instar de Montréal, louer les services de stations fantômes dans les principaux centres du pays: Edmonton, Calgary, Regina, Saskatoon et Toronto. Une station est dite fantôme lorsqu’elle change d’indicatif d’appel durant la durée d’émissions quotidiennes diffusées par le CN, soit environ deux à trois heures par jour. Par exemple, CKAC prend le nom de CNRM lorsqu’elle se met au service du CN. Au total, 10 stations forment le réseau national; la dernière sera celle de Vancouver inaugurée le 11 août 1925. Il va sans dire que l’opération doit être parfaitement synchronisée si l’on veut que les voyageurs puissent bénéficier tout au long du parcours d’émissions présentées par les diverses stations canadiennes.[47] En 1925, le nombre total des wagons-radios faisant la navette d’un bout à l’autre du pays s’élève à 37.

Henry Worth Thornton – Portrait en 1915. Source : Henry Worth Thornton, Wikipédia.

Il aura fallu un peu plus de deux ans pour mettre sur pied ce réseau. Le succès de cette entreprise revient incontestablement à Sir Henry Thornton, considéré à juste titre comme le père de la radio au Canada: « l’aspect politique transcende chez cet homme l’aspect commercial et il a cherché délibérément, par le biais du service radio du CN, à développer un sentiment d’appartenance nationale. »[48]

Sir Henry Thornton, juillet 1927. Crédit : Bibliothèque et Archives Canada/PA-027594.

L’identification de la radio à la montée nationaliste suit la tendance de la génération d’après-guerre qui sent que les efforts pour accélérer le mouvement culturel sont en train de donner des résultats.[49] Instrument privilégié, la radio va exercer une influence profonde sur toutes les couches sociales. En plus de divertir et d’informer, elle se fait le témoin d’événements majeurs qui consacrent le caractère national de ce pays. N’eût été de ce réseau national, le soixantième anniversaire de la Confédération canadienne n’aurait jamais pu être souligné avec autant de grandeur, ce premier juillet 1927.

Cet événement national nécessite la coopération de compagnies téléphoniques, télégraphiques et ferroviaires ainsi que celles d’industries spécialisées dans la transmission par radio. Vingt-deux stations canadiennes et une américaine forment un réseau capable de diffuser les célébrations simultanément dans tout le pays.[50] Divers endroits publics ont été aménagés dans plusieurs villes canadiennes afin de permettre à tous ceux qui ne peuvent capter l’émission par radio de l’entendre par des haut-parleurs. À Montréal, par exemple, la Place Jacques-Cartier (autrefois, le Parc Jeanne-Mance) constitue un point de ralliement tout comme le Mont-Royal où plus de 20 000 personnes se rassemblent à cette occasion. Grâce à CFCF et au relais à ondes courtes de la CMC, situé à Drummondville, le 60e anniversaire a pu être entendu, outre le Canada, dans diverses régions des États-Unis, du Mexique, de l’Amérique centrale, de l’Amérique du Sud, dans le Grand Nord canadien, dans les Îles britanniques et dans presque tout le continent européen. On estime à trois millions de dollars la valeur totale de l’équipement requis pour cette célébration qui a nécessité 10 000 kilomètres de circuits téléphoniques et télégraphiques ainsi que les services de 85 techniciens, mis à part ceux affectés aux stations du réseau du CN.

De ces circonstances va naître, en décembre 1929, un réseau permanent qui diffusera, à raison de trois heures par semaine, des émissions à l’échelle nationale. Ce modeste début ne fera pas long feu, puisque la crise de 1929 viendra frapper tous les secteurs de l’activité économique. Il faudra attendre en 1932 pour voir ressusciter sous une nouvelle forme ce système, mais toujours sur les mêmes bases nationales et en profitant de l’expérience du CN dans ce domaine.[51]

Au cours de cette période, et plus exactement en 1928, le gouvernement canadien institue une Commission royale d’enquête (Commission Aird) qui a pour mandat de « connaître les conditions de la radiodiffusion au Canada, et de formuler des suggestions relatives à l’administration, à la direction et surveillance et aux besoins financiers de ce service. »[52] Les recommandations présentées par la Commission indiquent un besoin pressant de créer une chaîne de radiodiffusion canadienne qui soit supervisée par un organisme fédéral indépendant « disposant de tous les pouvoirs et de l’autorité dont jouit l’entreprise privée ainsi que des statuts et des devoirs correspondant à ceux d’un service public. »[53] Malgré l’effort méritoire du rapport Aird, la crise économique de 1929 aura vite fait de polariser l’attention des politiciens vers des préoccupations plus pressantes et l’institution d’un comité parlementaire chargé de l’étudier n’aboutira que trois ans plus tard.

De la Commission canadienne de la radiodiffusion à la création de la Société Radio-Canada

Au début des années 1930, la radio canadienne, entièrement contrôlée par l’entreprise privée, est visiblement incapable de satisfaire aux attentes du peuple canadien. La médiocrité du service en plusieurs endroits du pays de même que la présence voisine des États-Unis et de son régime foncièrement privé force le gouvernement canadien à adopter une ligne de conduite plus serrée en ce qui a trait à la nationalisation de la radio. Le 26 février 1932, le Premier ministre, Richard B. Bennett, déclare:

On doit convenir que le régime actuel de radiodiffusion ne donne pas satisfaction. Les Canadiens ont droit à une radiodiffusion de source canadienne, égale à tout autre pays. On ne pourra établir un tel régime qu’après l’enquête la plus approfondie, et en conformité d’un programme dont l’exécution demandera plusieurs années. Il est bien clair qu’il sortira des avantages immenses d’un régime de radiodiffusion convenable, réglementé et exploité par des Canadiens. Employée comme il convient, la radio peut devenir un instrument très efficace au service du progrès national, et prendre une valeur éducative qu’il est difficile d’évaluer.[54]

Des deux côtés de la Chambre des Communes, l’on reconnaît enfin l’urgente nécessité de contrôler et de réglementer la radio au Canada. Pour débattre de cette question complexe, le gouvernement Bennett présente, le 18 mai 1932, un Bill visant à établir la Commission canadienne de la radiodiffusion (CCR). Lors de la deuxième lecture du Bill, il est clairement stipulé que « ce pays doit contrôler absolument la radiodiffusion de source canadienne, sans ingérence ni influence étrangère [et qu’une] chaîne de postes très puissants établis dans tout le pays [puisse] assurer un service égal à toute la population. »[55] Ces deux principes moteurs qui s’articulent autour de la pensée et de l’unité nationales vont servir de fondement à la Loi canadienne de la radiodiffusion.

En vertu de son mandat, le comité parlementaire spécial de la radiodiffusion s’engage à examiner les recommandations du rapport Aird, à soumettre un plan technique complet et à proposer le moyen le plus satisfaisant pour l’accomplissement de ce plan. En d’autres termes, il doit établir un pont entre la volonté intransigeante de créer une radio nationale telle que favorisée par le rapport Aird et son applicabilité face à la récession économique qui sévit toujours. Manifestement, le Canada ne peut se permettre d’ignorer l’infrastructure existante de la radio privée, non plus qu’il ne peut condamner le principe d’une dualité de service (réseau privé et réseau d’État). Aucun de ces systèmes n’est en mesure d’assumer seul la pénétration de la radio dans tous les coins du pays. Il faut donc envisager un plan technique capable de répondre aux attentes de la population canadienne, et surtout de rencontrer les moyens financiers de l’État. Les modalités d’application du système national restent à définir, compte tenu des stations privées qui, depuis plus d’une décennie, ont grandi en nombre et en puissance.

Avant que la Loi de 1932 ne soit abrogée pour mettre fin à la CCR et qu’elle ne soit remplacée par celle de 1936 pour permettre la constitution de la Société Radio-Canada (SRC), bien des difficultés auront été aplanies au cours de ces quatre années. De concert avec le gouvernement, les organismes publics et l’industrie privée, la CCR aura donné le coup d’envoi à un projet national d’envergure. Certes, il reste encore beaucoup à faire avant de pénétrer tous les foyers canadiens et de présenter une programmation équilibrée. Cette période de rodage n’en constitue pas moins une étape importante où la collaboration, le savoir-faire et l’initiative de tout un chacun contribuent à faire de ce projet une réalité nationale. Ceci dit, la CCR va essuyer, au cours de l’exercice de son mandat, des déboires qui remettront en cause la structure et le fonctionnement mêmes de son organisme.

Peu de temps après le début des opérations des cinq stations situées respectivement à Montréal, Ottawa, Chicoutimi, Toronto et Vancouver, les trois commissaires sont entraînés dans une violente controverse quant à l’utilisation du réseau national pour des émissions en français. La décision de diffuser en français soulève une tempête de protestations émanant de particuliers, de députés et d’organismes protestants dans l’Ouest, notamment.[56] Le principe d’alternance d’une diffusion bilingue à travers tout le Canada devient rapidement un brandon de discorde, puisqu’il remet en cause le bien-fondé de cet organisme et la compétence même des commissaires. Mis à part la question linguistique, la CCR doit définir les modalités d’application du réseau national nécessitant le concours de quelques-unes des 63 stations privées. À cela s’ajoute la polarisation des forces en faveur de la radio publique et de la radio privée qui accroît les tensions sociales et politiques, lesquelles excèdent parfois les commissaires. Finalement, les difficultés techniques rencontrées dans certaines régions du pays de même que l’attribution et l’emploi des fréquences résultant des accords internationaux (Washington 1927, Madrid 1932) doivent être pris en considération dans le processus de développement.

De nombreux autres problèmes suscités par la nouveauté de l’entreprise vont s’agglutiner autour de ces questions très compliquées, tant et si bien qu’au printemps de 1933, le Premier ministre Bennett fait appel au directeur des relations publiques de la BBC, Gladstone Murray. Nommé conseiller spécial du Premier ministre, ce dernier a pour mission d’étudier « les problèmes rencontrés par la CCR et ceux auxquels elle pourrait s’attendre /…/ et de formuler des recommandations sur les transformations fondamentales à apporter à la structure de la CCR, ainsi qu’aux structures techniques, financières et de programmation. »[57]

Au cours de son bref séjour au Canada, Gladstone Murray rédige trois rapports: le premier est un compte rendu provisoire contenu dans une lettre adressée au ministre de la Marine, Alfred Duranleau; le second fait état d’observations générales sur les problèmes de la Commission, tandis que le troisième propose, sous forme de recommandations, une série de mesures afin de corriger la situation. D’emblée, Murray soutient que la radiodiffusion est « trop importante pour être intégrée totalement dans la machine gouvernementale. »[58]

Les modèles britannique et américain ont indubitablement influé sur le projet de nationalisation et ont balisé, en quelque sorte, le système canadien. L’objet de notre analyse ne nous permet pas de jauger le degré d’influence ou de pénétration de ces modèles, ni d’évaluer en profondeur leur interaction par rapport à la radio canadienne. Cependant, nous pouvons apprécier l’influence britannique au niveau de la représentation du message, c’est-à-dire du contenu, de la formulation et de la portée des émissions dont la finalité tend à osciller entre l’éducation populaire et le sentiment d’appartenance national.[59] Cette tendance n’est toutefois pas absolue, compte tenu du contexte nord-américain dans lequel évolue la radio. Même s’il ne partage pas nécessairement les mêmes visées que son voisin du Sud et qu’il n’admet aucune ingérence pour la conduite de ce projet, le Canada est constamment en butte à la domination américaine, soit par le biais de la technologie elle-même (appareils récepteurs, équipement de stations émettrices, pièces de rechange, etc.), soit par la diffusion d’émissions dont le nombre ou la durée risquent fort de gommer l’essentiel de la programmation canadienne.[60] En dépit de la présence américaine, le Canada a tendance à privilégier une forme de collectivisme national et de coopération commune qui va à l’encontre de l’individualisme et de la compétition américaines.[61]

Members of the Massey Commission on National Development in the Arts, Letters, and Sciences in 1951. Seated from left: Montreal engineer Arthur Surveyor, committee chair and University of Toronto chancellor Vincent Massey, and UBC president Norman Mackenzie. Standing: Laval University’s Georges Henri Levesque and University of Saskatchewan history professor Hilda Neatby. Source : University of Toronto Archives.

Royal Commission on National Development in the Arts, Letters and Sciences, Report, 1949-1951. Source : Internet Archive.

Le caractère hybride de la radio canadienne ne ressortit pas uniquement à l’influence britannique et américaine. Il repose, entre autres, sur des considérations techniques et financières dont nous avons souligné l’importance précédemment. Entre, d’une part, l’étatisation intégrale que la nation n’a pas les moyens de s’offrir et, d’autre part, la commercialisation complète qui s’est révélée insuffisante, il existe un compromis: celui de l’association des stations publiques et privées au sein d’un régime national. Cette formule n’a rien d’étonnant: la Commission royale sur les Arts, les Lettres et les Sciences (Commission Massey, 1949) fait état de la situation de la radio au cours des années ’40 et les propos qu’elle tient pourraient tout aussi bien s’appliquer à la situation de 1932:

…la création de la SRC s’avère un réel défi dans un pays où l’établissement d’un réseau national est peut-être le plus coûteux et le plus difficile à réaliser au monde. En 1940, la Grande-Bretagne rejoint une population de 50 millions d’habitants en utilisant l’équivalent de 975 milles de lignes. Pour sa part, le Canada a besoin de 15 000 milles de lignes télégraphiques et téléphoniques pour assurer un service national à ses 14 millions d’habitants, tandis qu’une station radiophonique de New-York peut atteindre une population égale à celle du Canada.[62]

 

III- ARGENTINE

À une époque où le réseau télégraphique de l’Argentine est pratiquement inexistant, il est curieux de constater que ce pays communique déjà par câble sous-marin avec l’Uruguay. Dans la décennie qui précède l’ouverture commerciale de ce câble entre Buenos Aires et Montevideo, le 30 novembre 1866, quelques essais télégraphiques sont réalisés. Le 10 octobre 1855, l’armurier français, Adolfo Bertonet, réussit à construire avec des moyens de fortune le premier télégraphe électrique: la durée d’opération ne dépasse pas 48 heures et la distance franchie n’excède tout au plus qu’une dizaine de baraques de sa caserne. L’adresse de Bertonet suffit néanmoins à convaincre la compagnie Ferrocarril del Oeste (Western Railroad) qui retient ses services pour la construction d’une première ligne télégraphique entre la station ferroviaire Del Parque et celle de Floresta.[63] En 1860, Bertonet présente au gouvernement argentin un projet visant à établir des lignes télégraphiques intérieures et un câble sous-marin; l’Assemblée nationale donnera finalement son accord, le 5 octobre 1861, pour l’exécution de ce contrat. Une autre liaison télégraphique, autorisée le 15 octobre 1863, entre Buenos Aires et Rosario ne verra le jour qu’en 1868. Entre temps, le gouvernement autorise, en 1866, la construction d’une ligne télégraphique depuis Buenos Aires jusqu’aux abords de la frontière chilienne.[64]

History of the telephone and telegraph in the Argentine republic 1857-1921 by Berthold, Victor Maximilian, (1856-1932). Source : Internet Archive.

Tandis que les autres provinces de l’Argentine (Entre Ríos, Córdoba, La Rioja et Santa Fe) s’affairent, elles aussi, à développer un système télégraphique intérieur, Buenos Aires devient le centre des communications télégraphiques de l’Argentine. Les nombreuses ramifications qu’elle possède avec les autres villes de ce pays et l’expérience acquise depuis 1857 dans ce domaine ne font que renforcer le rôle que cette ville est appelée à jouer:

Au cours des présidences de Mitre, Sarmento et Avellaneda (1862-1880), Buenos Aires occupe une large place dans le progrès national; la ville, comme capitale et comme port, joue un rôle clé, eu égard à cette nouvelle prospérité et au développement culturel; elle devient un puissant centre administratif grâce notamment à toute cette bureaucratie naissante de la république et de la province qui s’y installe.[65]

Le projet d’un réseau télégraphique national qui prend forme dès 1869 sous l’impulsion du Président Domingo Sarmiento se développe à partir de Buenos Aires qui possède une infrastructure capable de s’étendre à la grandeur du pays. Au cours des trois années qui suivent, le réseau télégraphique argentin connaît un essor remarquable. Une ligne directe est établie entre Buenos Aires et Arroyo del Medio via San Nicolas, puis prolongée jusqu’à Rosario. Celle-ci permet au gouvernement de compléter, le 10 septembre 1870, le premier volet de son système national reliant Rosario à Parana (Santa Fe) par câble sous-marin. D’autres communications télégraphiques entre la capitale fédérale et les provinces seront subséquemment inaugurées au cours de ces trois années (voir Figure 2).

D’autres lignes télégraphiques confiées à l’entreprise privée desservent une partie du réseau national. L’une d’elles, construite en 1871 et reliant Buenos Aires aux provinces de San Luis, de Mendoza et de San Juan, est exploitée par la Compagnia del Telegrafo Transandino.[66] À l’exemple de cette dernière, la Lamas & Company assure dès 1872 la liaison Buenos Aires- Rio de Janeiro (Brésil) grâce à l’installation d’un nouveau câble sous-marin. En 1874, l’Argentine possède 58 bureaux de télégraphie à travers le pays et son réseau s’étend sur plus de 4 146 kilomètres. En outre, elle établit au cours de la même année la première communication avec l’Europe via Montevideo (Uruguay), Yaguaron (Brésil), Rio Grande (Brésil) et Pernambouc (Brésil), cette dernière étant reliée à l’Europe par câble sous-marin.

Le développement du réseau télégraphique en Argentine, si impressionnant soit-il, et particulièrement au cours des cinq dernières années du mandat du Président Sarmiento, ne peut prétendre dans son intégralité au titre de réseau national. Ce système renvoie à une multiplicité d’intérêts administratifs sans compter qu’il est soumis à des besoins immédiats, souvent incompatibles. Le gouvernement fédéral, les provinces, les compagnies de chemin de fer, les forces armées et les petites entreprises privées, tous contrôlent plus ou moins ce système qui ne repose sur aucune politique définie. Chacun peut décider du statut de ses propres lignes télégraphiques, dépendant des circonstances ou des priorités du moment. Ainsi, une compagnie de chemin de fer peut opter pour un statut public ou privé selon qu’elle décide, de plein droit, si la propriété de transmission des messages doit être accordée au public ou à sa propre compagnie ferroviaire. Il en va de même pour la télégraphie militaire qui se développe selon des besoins stratégiques et qui procure, en temps de paix, un service au public dans des régions uniquement desservies par elle. Si un télégraphe civil s’implante dans ces régions, aussitôt elle se retire sans se soucier des conséquences que cela peut entraîner sur la qualité du service.

L’un des premiers signes tangibles qui a trait à la nationalisation de ce système réside dans la Loi 750.5 dite Ley de Telegrafos. Sanctionnée le 7 octobre 1876, c’est-à-dire peu après l’arrivée au pouvoir du Président Nicolas Avellaneda et la nomination d’Eduardo Olivera à la direction générale des Postes et Télégraphes (1874-1880), cette loi représente la base constitutionnelle fondamentale du système télégraphique argentin. D’abord, parce qu’elle reconnaît au gouvernement le monopole absolu en cette matière et que toutes les lignes interreliées en territoire fédéral, que ce soit avec une ou plusieurs autres provinces ou avec un autre pays, sont automatiquement considérées comme faisant partie du réseau de l’État. Ensuite, parce que toute nouvelle construction ou modification apportée au système ne peut être effectuée sans le consentement du gouvernement de ce pays.[67] Au reste, c’est peut-être davantage dans les convictions profondes de ses instigateurs dont une part se reflète dans l’esprit de la loi et dans l’expansion du territoire argentin que réside le véritable caractère national de ce réseau. La nomination de Eduardo Olivera n’est pas fortuite: ami intime du Président Avellaneda, il décline sans hésitation toutes les fonctions politiques qui lui sont offertes, préférant garder ses distances. Celle de directeur des Postes et Télégraphes n’a cependant pas la même résonance, puisqu’elle fait appel à son patriotisme et à son désir de contribuer à l’essor d’une Argentine nouvelle.[68] Cette image devient plus crédible lorsqu’elle est associée à l’expansion du système télégraphique au cours de son mandat. Toute la région méridionale de l’Argentine nommée Patagonie se voit desservie par trois lignes télégraphiques rejoignant les cinq principaux postes de commandement militaires. La Loi de la télégraphie 750.5 (7 octobre 1875) et celle des postes # 850 (4 octobre 1876) permettent à Olivera de procéder à l’organisation réelle des communications nationales en restructurant son administration et en rassemblant sous forme de document officiel toutes les dispositions relatives à ces lois (1 071 articles), document qui servira de base aux règlements ultérieurs.

Jusqu’à l’aube du 20e siècle, le système télégraphique argentin se développe, en apparence, avec un certain succès. L’année 1869, point de départ du réseau national, (« Cuando en 1869 se firmaron los primeros contratos para el establecimiento del telégrafo nacional… »)[69] marque un jalon important dans le développement des communications; dès 1883, la capitale fédérale sera reliée à toutes les autres provinces de l’Argentine. Cette impulsion est d’autant plus remarquable qu’en 1878, le réseau national compte 6 000 kilomètres de lignes pour atteindre 15 671 kilomètres en 1883. Cet épisode euphorisant de la télégraphie gomme cependant une tout autre réalité. Dans un mémoire rendu public en 1891, le directeur général des Postes et Télégraphes, Estanislao Zeballos, informe le ministre de l’Intérieur que le réseau est formé d’une série de tronçons qui ne constitue pas un système rationnel qui pourrait répondre aux exigences d’un service rapide et efficace. Les méthodes employées pour le fonctionnement du réseau actuel demeurent rudimentaires, tant aux plans technique qu’administratif.[70]

En fait, il dénonce les innombrables fraudes administratives, ce qui laisse croire à une corruption sinon à une incompétence dans la gestion des communications télégraphiques. Le gouvernement argentin apporte des mesures correctives, mais elles demeurent insuffisantes. Certes la Loi # 4641, promulguée le 2 septembre 1905, autorise la construction de lignes nouvelles destinées à relier Buenos Aires aux villes commerciales les plus importantes, mais les résultats parlent d’eux-mêmes. Six ans plus tard, moins de la moitié des lignes télégraphiques seront construites. Les rapports du ministre de l’Intérieur (1912 et 1915) ainsi que ceux du directeur des Postes et Télégraphes (1917-1918) concluent à une détérioration telle, que toute réfection provisoire entraînerait une perte d’efficacité du système.[71]

Cette remise en question quant à la gestion et à la planification du réseau de télégraphie national est symptomatique des événements futurs. La radio qui s’inscrit dans le sillage de cette technologie risque fort de connaître les mêmes déficiences structurelles qui reposent, en particulier, sur un laisser-faire de l’État. Malgré les règlements et les lois censés renforcer le monopole étatique, le gouvernement argentin a du mal à contrôler entièrement son réseau. Cela s’explique sans doute par une attitude libérale voir même un laxisme qui favorise, jusqu’en 1907, l’expansion des réseaux télégraphiques des compagnies ferroviaires. À preuve, 22% des lignes télégraphiques de la République appartiennent à la fin de 1881 à ces compagnies; en 1919, ces dernières détiennent 54% des lignes contre 37% pour le gouvernement fédéral, 5% pour les gouvernements provinciaux et 4% pour les petites compagnies privées.

La T.S.F. qui apparaît au cours de la première décade du 20e siècle laisse entrevoir un contrôle plus serré. En juin 1904, le directeur des Télégraphes, Pedro Lopez, refuse à la Marconi Wireless Telegraph Co. le droit d’établir une communication radiophonique entre l’Argentine et l’Italie, stipulant qu’en vertu du monopole d’État dans ce domaine, seuls les particuliers peuvent « installer et exploiter des stations d’intérêt privé entre leurs propres dépendances. »[72] Il appert de ce refus la création, en août 1906, de « la Compania Marconi de Telegrafia Sin Hilos del Rio della Plata /…/ autorisée à établir des stations radioélectriques conformément aux lois de la télégraphie (750.5 et 4408); de même, sont approuvés, en mai 1907, les plans pour la station de Bernal. »[73]

Le cas de la T.S.F. ne laisse pas de poser des problèmes, et ce malgré les lois existantes. Les communications en Argentine évoluent en contrepoint du climat social, politique et économique de ce pays qui, depuis les trois dernières décennies du 19e siècle, émerge comme une nation-état. Dès lors, la télégraphie sert d’instrument national, cependant qu’elle contribue à l’expansion d’autres sociétés industrialisées. Les forces qui gouvernent ces deux pôles ne sont pas toujours visibles et les actions qui en découlent demeurent parfois difficiles à évaluer par rapport à l’un ou l’autre de ces pôles. Ainsi, comment peut-on expliquer le fait qu’à une époque où le réseau télégraphique de l’Argentine est pratiquement inexistant, ce pays communique déjà par câble sous-marin avec l’Uruguay?

La radio commerciale

Le contexte dans lequel a pris naissance la radio en Argentine diffère quelque peu de celui de l’Afrique du Sud et du Canada: d’abord, par l’emplacement inusité du lieu de transmission; ensuite, par la durée et le caractère particulier de la première émission. En effet, le Colisée de Buenos Aires (Teatro Coliseo) a été converti en studio de fortune afin de permettre la diffusion intégrale de l’opéra Parsifal de Richard Wagner. Cette première radiodiffusion qui rejoint à peine quelques auditeurs – ils sont une vingtaine à l’époque à posséder un récepteur dans cette ville – s’inscrit dans le sillage des expériences menées par le docteur Enrique T. Susini. En 1919, ce dernier est invité par le ministre de la Marine à venir approfondir l’étude des gaz asphyxiants utilisés lors de la Première Guerre mondiale. Encouragé par quelques amis, tous de jeunes étudiants en médecine, Susini s’adonne également à des expériences en radiophonie qui ne conduiront, au tout début, qu’à de piètres résultats. Au cours d’un voyage qui le conduit en France, il se porte acquéreur d’un appareil dont les possibilités de transmission s’avèrent nettement supérieures à celles du poste de galène. Dès son retour en Argentine, il reprend ses expériences et forme avec ses amis la Sociedad Radio Argentina. La transmission par voie hertzienne de l’opéra Parsifal, réalisée le 27 août 1920, s’avère plus qu’un simple succès d’amateurs; elle constitue un point d’ancrage fort important dans l’évolution de la radio en Argentine. En plus de s’apparenter techniquement aux expériences menées dans divers pays à cette époque, cette première diffusion joue le rôle de catalyseur en « encourageant toute personne à poursuivre ce genre d’émissions, spécialement celles d’opéras et de concerts symphoniques. »[74]

L’engouement des auditeurs, de plus en plus nombreux, incite d’autres adeptes de la radio à poursuivre la même initiative. Dès 1922, LOX Radio Cultura émet régulièrement des émissions à partir de l’hôtel Plaza. Nonobstant, cette noblesse de vues ne constitue pas l’unique intérêt de la radio. Des hommes d’affaires, et notamment des marchands d’appareils radio voient dans cette entreprise l’occasion d’accroître leur vente d’articles radioélectriques. Ils décident de créer leur propre station, LOZ Sud America, et de la doter d’une vocation nouvelle. La notion de profit sous-jacente à cette industrie stimule l’accroissement des stations émettrices, et du même coup déstabilise l’infrastructure de ce marché. La publicité envahit les ondes et les stations qui hésitent encore à opter pour une telle pratique s’exposent à de graves difficultés financières.[75] Entre 1922 et 1927, l’Argentine passe de 3 à 20 stations, sans compter celles qui n’ont pu survivre comme Radio Patria, Radio Capital, Radio Variedes, Radio Metropolitana, Radio Austral ou Radio Abuelito pour n’en citer que quelques-unes. Devant cette situation menaçante, les industriels, les commerçants et les importateurs décident de se regrouper et fondent, le 22 avril 1924, la Asociación Argentina de Broadcasting afin de venir en aide aux stations en difficulté.[76] Les promoteurs cherchent en vain une formule qui pourrait rétablir la stabilité de la radio, seulement ils ne peuvent y parvenir. Sans doute cela est-il imputable à un manque de planification; il faudrait à tout le moins fixer des objectifs précis et mettre en oeuvre les moyens propres à les atteindre. Pour tout dire, la radio tâtonne et le gouvernement se doit d’agir. Selon certaines critiques de l’époque, la première réglementation adoptée en ce sens satisfait davantage les intérêts du gouvernements que ceux de l’entreprise privée. Le décret du 27 mai 1924 stipule, entre autres, que le gouvernement se réserve le droit de retirer la licence d’opération d’une station privée advenant le cas où cette dernière interférerait avec les communications gouvernementales.[77]

La nouveauté de l’entreprise radiophonique ne permet pas au gouvernement argentin d’adopter une solution définitive à tous les problèmes. Tout comme en Afrique du Sud et au Canada, le gouvernement laisse à l’entreprise privée, au tout début du moins, suffisamment de latitude pour gérer cette affaire sans pour autant négliger sa part de responsabilité. La radio, qui tend à évoluer selon les lois de l’économie, reste dépendante des fluctuations du marché et l’on observe chez les gouvernements concernés une nette tendance à promouvoir son essor par une réglementation contrôlée.[78] Outre ce rôle de supervision, les gouvernements prennent parfois des engagements à long terme par lesquels ils souhaitent voir s’installer un certain équilibre. L’exploitation de la radio concédée par l’État à une société privée comme en Afrique du Sud (période de 10 ans) ou comme en Argentine par l’attribution d’un permis pour une période de 20 ans permet d’observer que ces États cherchent à orienter cette activité vers l’intérêt général tandis que l’entreprise privée s’assure d’un quasi-monopole, et de façon prévisible d’un plus grand profit. En principe, l’engagement du gouvernement vis-à-vis de la population est corrélatif aux termes de l’entente intervenue entre les parties contractantes. Par exemple, le gouvernement argentin autorise, le 2 octobre 1922, Federico N. del Ponte « à construire [pour une durée de 20 ans] un réseau de stations fixes et mobiles de transmission sans fil destiné à la diffusion gratuite d’émissions artistiques, musicales, scientifiques et autres du même genre [lesquelles seront] agrémentées de messages de propagande commerciale à caractère moral. »[79]

Pour des raisons diverses, il arrive que les engagements de l’une ou l’autre des parties ne soient pas respectés ou simplement que des pressions s’exercent ou des critiquent fusent au point que le gouvernement soit obligé de rompre le statu quo. Les cas de l’Argentine est, à cet égard, topique. Le département des Postes et Télégraphes se voit confier, en 1928, la responsabilité de superviser le développement de la radio au pays. Pour renforcer les pouvoirs du département, le Président Hipolito Yrigoyen émet, le 10 avril 1929, un décret visant à régulariser les opérations des stations radiophoniques, c’est-à-dire à définir leur longueur d’onde et leur position géographique en vertu d’une meilleure transmission et de voir à la qualité et au contenu de leur programmation. Le décret prévoit également que les stations existantes devront s’établir en dehors des limites de la ville de Buenos Aires dans un délai maximum de neuf mois à compter de la date du présent avis et que le site choisi devra faire l’objet de consultation avec le département des Postes et Télégraphes.[80]

L’un des problèmes majeurs auquel est confronté le Président Yrigoyen a trait à la multiplication des stations émettrices dans le périmètre de Buenos Aires. La capitale fédérale compte à elle seule une quinzaine de stations dont la puissance émettrice varie entre 500 et 30 000 watts. Par comparaison au reste du pays, cette ville possède les trois-quarts des stations les plus puissantes. Les autres provinces et régions doivent se partager le reste, c’est-à-dire 5 stations supérieures à 500 watts et 24 autres, inférieures à cette puissance. Cette polarisation de la radio s’explique notamment par la concentration de la population (plus de deux millions d’habitants à Buenos Aires) qui séduit forcément le marché de la réclame publicitaire.[81] Les conséquences qui découlent d’une telle situation sont parfois alarmantes. Il y a d’abord l’inobservation de la plupart des règlements décrétés le 9 septembre 1925 et le 27 mai 1927 relatifs à l’attribution des longueurs d’onde, à l’indicatif d’appel, aux heures de transmission, à la programmation, à la publicité, etc. Le président de l’English Speaking Radio Club de Buenos Aires, N.J. Bluman, brosse un tableau peu reluisant de l’activité radiophonique de cette ville, accueillant ainsi avec soulagement le nouveau décret de 1929. Il souligne notamment que:

La quantité de la publicité a augmenté en proportion inverse de la qualité musicale /…/  Les 15 autres stations [à l’exception de LS1 Radio Municipal] opèrent uniquement sur une base commerciale; la station qui fait le plus de bruit, et conséquemment submerge ses compétiteurs demande apparemment (et obtient) le tarif maximum à ses clients, c’est-à-dire aux annonceurs publicitaires qui la supportent.[82]

Les auditeurs qui subissent cette guerre des ondes se voient confrontés à un autre problème: la piètre qualité des émissions. En 1920, Buenos Aires se faisait remarquer à travers le monde par l’originalité de ses émissions radiophoniques en diffusant régulièrement des opéras. Une décennie plus tard, cette coutume survit difficilement. La station LS1 Radio Municipal, créée en 1927, reste la seule à pouvoir assurer la continuité de cette tradition. Un an plus tard, cette dernière se voit dans l’obligation de suspendre ses émissions pour un temps indéterminé. La Asociación Pro Fomento de Radio, celle-là même qui patronna sa création, viendra, pour un temps, à sa rescousse. Tous ces efforts ne suffiront pas à ranimer l’enthousiasme des débuts pourtant si nécessaires au soutien de ces émissions!  La Asociación Pro Fomento de Radio disparaît au début des années ’30, et tout comme ailleurs, les Argentins sont davantage préoccupés par la crise économique mondiale qui les touche. Est-ce à dire que la radio, comme le prétend David S. Landes, est un luxe opposé au luxe de revenu ou de rang social; c’est-à-dire un produit dont l’utilité varie en raison inverse du revenu, et auquel les pauvres, par conséquent s’adonnent plus vite que les riches?[83]

Dans ce cas, peut-on trouver dans un rapport de cause à effet une quelconque justification dans la métamorphose des émissions présentées depuis les débuts de la radio argentine?  Comme partout en Occident, les stations dites commerciales ont tendance à verser dans la musique populaire ce qui, parfois, leur vaut des remarques désobligeantes, cela ne trompe personne.[84] Il reste que, derrière cette façade populaire, l’État veille constamment à ce qu’il y ait une amélioration de la qualité des émissions. La conduite générale qu’adoptent les gouvernements, que ce soit par devoir moral ou politique, dénote une inclination à promouvoir la radio comme un instrument d’éducation national. En tout état de cause, il ne faut pas perdre de vue que la radio est contrôlée par des intérêts privés et qu’elle devient, particulièrement au début des années 1930, une entreprise lucrative même si en apparence certains propriétaires de stations privées éprouvent des difficultés financières. Ne nous y trompons point!  Le marché de la radio ne vit pas uniquement de publicité; c’est toute l’industrie de fabrication d’appareils techniques qui se trouve au coeur même de cette activité. Des millions de dollars sont dépensés annuellement en équipement de toute sorte, et il s’agit-là d’un motif suffisant pour que les grosses firmes internationales portent une attention particulière à la programmation, surtout lorsqu’elle est susceptible d’influencer la croissance de ce marché. Dans un rapport publié en 1930, Charles H. Ducote, assistant-commissaire aux affaires commerciales à Buenos Aires insiste sur ce fait:

…les radiodiffuseurs [argentins] ont obtenu pour une bonne part, la coopération des commissionnaires de grandes marques de radio qui réalisent de plus en plus la nécessité de produire de meilleures émissions s’ils veulent voir progresser la vente de leurs appareils radio.[85]

Et nous pourrions suivre la trame de cette nécessité jusqu’au quatre coins du globe:

Récemment, des efforts ont été faits par les plus grands fabricants de radio en Amérique du Nord, en Allemagne en Angleterre et en France afin d’offrir des émissions spécialement adaptées à ce pays [Argentine], efforts qui visaient principalement à prêter main forte aux agents de vente et aux commissionnaires locaux…[86]

Le marché national de la radio en Argentine que se disputent les grandes firmes internationales – la compagnie hollandaise Philips s’étant taillé une place importante, à un point tel qu’en 1932 elle partage avec les États-Unis 80% de ce marché – démontre à l’évidence que les forces qui sous-tendent cette activité économique influencent, sinon déterminent, directement ou indirectement, les critères de la programmation. Dans ce cas, pouvons-nous supposer que la tendance à la nationalisation de la radio au cours des années ’30 est un acte politique qui modifie la répartition des pouvoirs dans ce domaine?  Ou simplement, s’agit-il de (re)mettre cet objet socioculturel entre les mains de la collectivité?

En Argentine, la question se pose avec difficulté. Il faudrait établir par droit et devis chacune des étapes ayant conduit à la nationalisation de la radio. À la différence de l’Afrique du Sud et du Canada qui ont poursuivi une démarche commune et qui ont posé un choix de société, le gouvernement argentin ne semble pas tout à fait disposé à accepter l’idée d’une subordination de la radio à l’intérêt général. Cela ne saurait tarder. En 1937, le gouvernement d’Agustin Justo se porte acquéreur des installations de General Pacheco (petite localité située à 33 kilomètres de Buenos Aires) dans le but d’améliorer et d’étendre son réseau de communication. Au cours de la même année, il met en service la station LRA Radio del Estado. L’année suivante, le Président Roberto Ortiz met sur pied une Commission spéciale d’enquête dont les recommandations suivent mutatis mutandis celles de l’Afrique du Sud et du Canada. Cette Commission a pour mandat de procéder à l’examen des permis octroyés; de statuer sur les services offerts, et ce dans l’intérêt du public; d’adopter les mesures qui s’imposent quant à la réorganisation et à la modification du système actuel; et de voir à adopter des procédures efficaces au système actuel qui est en pleine crise:

La Commission argentine /…/ en est venue à la conclusion que la ‘tendance universelle s’oriente vers la centralisation des services techniques, administratifs et artistiques’ et recommande que cette centralisation soit mise dans les mains d’une nouvelle organisation administrée par l’État ou par une entité privée où le gouvernement serait représenté.[87]

Bref, la Commission recommande la création d’une nouvelle corporation aux pouvoirs accrus, dirigée uniquement par des Argentins et composée de cinq représentants du gouvernement et de huit autres représentants du secteur privé.

Conclusion

Jusqu’au début du 20e siècle, la difficulté qu’a l’Argentine de s’affirmer comme nation-État transparaît au travers de la télégraphie par le rôle significatif qu’elle a joué en créant l’une des forces expansionnistes de la civilisation européenne, mais en démontrant à quel point « le développement de ce système (mécanique et administratif) reflète des juridictions divisées, entremêlées et compétitives qui rendent l’unification politique si difficile. »[88]

Quant à la radio, elle renvoie sensiblement aux mêmes caractéristiques des modèles qui ont prévalu en Afrique du Sud et au Canada. Si l’on excepte un léger manque de synchronisation dans la reconnaissance du projet de nationalisation qui s’articule selon le compromis ‘radio publique/radio privée’, l’Argentine offre une réplique conforme aux modèles sud-africain et canadien qui, simultanément, se sont développés et adaptés au mouvement supranational des États-nations dont les États-Unis et l’Angleterre représentent les principaux leaders. L’un des traits distinctifs et souvent caché de la radio argentine qui ressort de cette tendance à l’uniformisation des modèles que nous avons conférés, se situe au niveau de la confrontation entre les grandes puissances européennes et américaine pour l’obtention de ce marché.

La technologie qui provient des centres de commande du monde capitaliste accentue la dépendance de ce pays vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe occidentale. L’Argentine supporte mal la pluralité des systèmes techniques qui pénètrent le marché national, non pas en termes économiques (vente, production ou installation d’appareils de transmission ou de réception), mais plutôt en termes de référence à la culture, aux modes et aux idéologies véhiculées par cette technologie et leur représentants. Dans le cas de l’Afrique du Sud, cette influence est pratiquement réduite à la Grande-Bretagne. Les vestiges hollandais qui subsistent sont récupérés par la communauté afrikaner, de sorte que nous assistons à une tendance bipartite de la radiodiffusion: l’une tendant à faire valoir les prérogatives impériales, l’autre sa propre identité nationale. Le Canada dont le rapprochement avec l’Afrique du Sud nous a souvent servi d’analogon est confronté à deux systèmes, britannique et américain. La différenciation des valeurs attribuable à ces systèmes repose toutefois sur un même substrat, la langue. Lorsque la radio canadienne se trouve au carrefour de sa destinée nouvelle, elle se définit davantage par les écarts différentiels qui existent entre les deux principales cultures du pays que par les influences externes qui tantôt ont servi d’appui ou d’écran à l’une ou l’autre des communautés culturelles, tantôt ont permis à celles-ci de faire front commun au spectre américain. L’Argentine de l’après-guerre est « plus sensible que tout autre pays latino-américain aux sollicitations des mass-media et le conditionnement y est d’autant plus efficace et subtil que l’on s’enorgueillit de la filiation européenne. »[89] Ce sont moins les relations de cause à effet qu’il importe de déterminer, que les concomitances. Marconi d’Angleterre, Telefunken d’Allemagne, Philips de Hollande et RCA des États-Unis: quatre industries géantes qui se livrent au cours des années ’30 une lutte féroce et qui ont recours à des moyens de séduction – aujourd’hui, on parlerait de techniques de marketing – puissants, voire même irrésistibles.

Au cours des deux décades qui ont suivi la Première Guerre mondiale, la radio argentine, oserions-nous dire, n’assume pas pleinement sa condition nationale. Non pas qu’elle se laisse conduire par les vicissitudes de son époque. Au contraire, elle déborde de dynamisme, ce qui lui permet de soutenir la comparaison avec le Canada et l’Afrique du Sud: en 1935, l’Argentine possède 43 stations en opération contre 54 pour le Canada et 12 pour l’Afrique du Sud.[90] En apparence, la radio argentine suit les mêmes tendances et se développe au même rythme que celle de ces pays, même qu’elle exerce une certaine influence auprès des autres pays latino-américains en invitant, par exemple, ces derniers à discuter des problèmes radiophoniques communs (Conférence de la Paix, 1936). En profondeur, nous découvrons que la radio argentine se cherche encore, qu’elle ne s’appartient pas elle-même. C’est qu’elle n’est peut-être pas suffisamment imprégnée de cette exaltation qui lui insufflerait un sentiment national profond. L’instabilité politique et la fragilité économique de ce pays de même que l’ascension d’une classe moyenne passablement hétérogène au cours de cette période n’offrent guère d’opportunité à la solidarité sociale; tout au plus, pouvons-nous déceler à travers la radio une exaltation sommaire de la nation argentine. L’étape historique de la radiodiffusion argentine, d’affirmer Jorge Noguer, correspond au premier et second gouvernements de Perón. Soit: mais avant d’en arriver à cette étape, nous devons considérer le développement de cette technologie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.[91]

 

[1] Headrick, D.R. (1988). The tentacles of progress: technology of transfer in the age of imperialism, 1850-1914. New York: Oxford Univ. Press. pp. 106-07. L’Afrique du Sud va posséder jusqu’en 1927 deux câbles sous-marins: celui de Durban (1879) et celui du Cap via Mossamedes (1885). Un troisième câble via St. Helena et Ascension (1899) cessera ses opérations au cours de la première décennie du 20e siècle. À ce propos, voir l’article suivant: Theobald, S., Wells, J.G. (1953). South Africa’s submarine cable communications. The transactions of the South African Institute of electrical engineers. December. pp. 391-93.

[2] Headrick, op. cit., p. 106. Voir également: South Africa, (1988-89). South Africa 1988-89,  Official yearbook of the Republic of the South Africa. Pretoria: Dept. of Foreign Affairs, 14th. edition. p.27.

[3] Rosenthal, E. (ed.), (1965). Encyclopedia of South Africa. New York: Frederick Warne & Co. p. 609.

[4] Orlik, P. B. (1974). Southern Africa. In: Sydney W. Head (ed.): Broadcasting in Africa, pp. 140-155. Philadelphia: Temple Univ. Press, p. 140.

[5] Fürst, A. (1922). Im Bankreis von Nauen: die Eroberung der Erde durch die drahtlose Telegraphie. Stuttgart, Berlin: Deutsche Verlags-Abstalt. Lertes, P. (1922). Die drahtlose Telegraphie und Telephonie. Dresden, Leipzig: Verlag von Theodor Steinkopff. Lesage, C. (1915). Les câbles sous-marins allemands. Paris: Plon. Canuel, A. (1991). Le câble sous-marin et  la TSF en Allemagne avant la Première Guerre mondiale. Annales canadiennes  dhistoire, XXVI, décembre 1991, pp. 415-428.

[6] Boyce, C.F. (1969). Telecommunications in South Africa, 1909-1969. The transactions of the S.A. Institute of electrical engineers. April. (pp.77-79), (pp.87-88). L’auteur précise que la station Port Nolloth sera démontée immédiatement après la guerre, tandis que celle de Jacobs sera cédée, en 1922, au ministère des Postes. De toute évidence, ces stations ont servi à des fins stratégiques contre l’Allemagne et sitôt la guerre terminée, elles n’avaient plus leur raison d’être.

[7] Orlik, op. cit., p. 141.

[8] À titre d’exemple, mentionnons le projet Marconi mieux connu sous le nom Imperial Wireless Chain qui devait comprendre six liaisons principales dont deux concernant l’Afrique du Sud, à savoir: Liaison 2: Angleterre à Égypte, ensuite Afrique de l’Est et Afrique du Sud; Liaison 3: Angleterre à Afrique de l’Ouest, ensuite Afrique du Sud; communication de l’Afrique de l’Ouest à Buenos Aires. In: Sturmey, S.G. (1958). The economic development of radio. London: Gerald Duckworth & Co. p. 105.

[9] Union Office of Census and Statistics. (1924). Official Yearbook. Pretoria: Government Printing Office. p. 733. L’une des premières initiatives de ce genre au Cap revient certainement à Sir David Pieter de Villiers Graaff, ancien ministre des Postes du gouvernement sud-africain. Impressionné par le développement de la radio lors de son séjour aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Sir David offre au Conseil de ville du Cap, la somme rondelette de 6 000 livres-sterling afin de construire un émetteur et de pourvoir à l’équipement d’un studio. Le Conseil décline l’offre, mais revient finalement sur sa décision lorsque la Cape Peninsula Publicity Broadcasting Association, également propriétaire d’un orchestre symphonique, donne son appui au projet dans le but d’élargir son auditoire. Au contraire du Cap, l’administration municipale de Durban accepte de gérer cette nouvelle entreprise dont les studios seront situés à l’hôtel de ville même.

[10] Gideon Roos, directeur général de la South African Broadcasting Corporation (SABC), créée en 1936, souligne à ce propos que des auditeurs enthousiastes ont fait état d’une bonne réception à plus de 450 kilomètres de distance, ce qui paraît quelque peu exagéré. En effet, certains ingénieurs se seraient aperçus que plusieurs auditeurs, pris d’un élan d’enthousiasme, avaient déformé la réalité. In: Broadcasting in South Africa. Finance and Trade Review. July 1, 1954., p. 38.

[11] South African Institute of electrical engineers. December. pp. 391-93.

[12] Patrick, P.E. (1962). Broadcasting in the Republic of South Africa. European Broadcasting Review, 73-B, May, p. 13.

[13] New York Times, 26 septembre 1926, VIII, 21: 7. « African must pay licence taxes ». Selon le directeur de la station de Johannesburg, il y aurait, sur un total de 9 000 détenteurs d’appareils enregistrés dans le périmètre de cette ville, plus de la moitié des détenteurs qui ne seraient pas donnés la peine de se procurer une licence d’écoute. In: Patrick, op. cit. p.13.

[14] La nouvelle loi stipule que toute négligence ou refus de paiement entraîne automatiquement la confiscation de l’appareil et une amende ne pouvant excéder 5 livres-sterlings. In: Times (Londres), 12 avril 1926,  p. 8, « Broadcasting in South Africa ».

[15] Times (Londres), 24 janvier 1927, p. 11 « Broadcasting in South Africa. Retention of Johannesburg station urged ».

[16] Times (Londres), 28 janvier 1927, p. 13 « Future of South African Broadcasting ».

[17] Roos, G. op. cit. p. 39.

[18] South Africa. House of Assembly. Debates. May 4, 1936. pp. 2954, 2970.

[19] Times (Londres), 26 mai 1927, p. 15, « Mr. Baldwin’s broadcast speech ».

[20] Patrick, op. cit. pp. 14-15.

[21] En plus du Cap et de Durban qui possèdent toutes deux un émetteur de 10 kilowatts, Grahamstown et Pietermaritzburg verront leur puissance passer à 10 kilowatts, suite aux profits réalisés au début des années ’30.

[22] Patrick, op. cit. pp. 14-15.

[23] Times (Londres), 22 mars 1935, p. 9, « Public Corporation advised ».

[24] Rosenthal, E. (1974). You have been listening: The early history of radio in South Africa. Cape Town, Johannesburg, London: Purnell, p. 152.

[25] Times (Londres), 22 mars 1935, p. 16,  « Broadcasting in South Africa ».

[26] Journal of Parliaments of the Empire, (1935)., Vol. 16, London: Westminster Hall, Houses of Parliament, p. 720.

[27] Journal of Parliaments of the Empire, (1936)., Vol. 17, London: Westminster Hall, Houses of Parliament, pp. 863-4.

[28] Journal of Parliaments of the Empire, (1935)., Vol. 16, London: Westminster Hall, Houses of Parliament, p. 720.

[29] Patrick, op. cit. p. 15.

[30] Journal of Parliaments of the Empire, (1936)., Vol. 17, London: Westminster Hall, Houses of Parliament, pp. 865.

[31] Frederick N. Gisborne, ingénieur anglais, est celui à qui l’on attribue la réalisation du premier câble sous-marin en Amérique du Nord entre l’Île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick. En raison de sa position géographique, le Canada devient un territoire convoité autant par les promoteurs américains que britanniques dans la course au câble sous-marin. Si nous regardons sur une carte du monde, « nous observons que l’île de Terre-Neuve offre une position géographique déterminante. Elle représente pour l’Amérique ce que l’Irlande représente pour l’Europe. S’avançant dans l’Atlantique, elle se veut le guide de ce continent, ou plutôt la tour à partir de laquelle le Nouveau Monde peut correspondre avec l’Ancien ». In: Field, H.M. (1867). History of the Atlantic telegraph. New York: Charles Scribener & Co., page 3. Voir également: Dibner, B. (1964). The Atlantic cable. Toronto, London: Blaisdell Publish Co. pp. 6-28,  « Organization begins ».

[32] Selon un rapport annuel de télégraphie, « six compagnies de câble ont un port d’attache au Canada dont cinq sur la côte atlantique et une sur la côte pacifique. Elles sont toutes contrôlées par des intérêts étrangers et plusieurs d’entre elles se sont installées à Canso, Nouvelle-Écosse, pour des considérations purement géographiques ». In: Yearbook of wireless telegraphy and telephony, (1915). Montreal: John Lovell & Sons Ltd., p. 148.

[33] Il ne fait aucun doute que cette technologie a contribué à donner une certaine unité à l’Empire britannique et que les monopoles des câbles ont, bien souvent, anticipé ou favorisé les besoins impériaux. Au début de 20e siècle, le réseau britannique de câbles sous-marins est partagé en deux lignes: stratégique et non-stratégique. Peu avant la Première Guerre mondiale, un rapport d’étude indique qu’il faudrait couper 15 câbles avant d’isoler le Canada de l’Angleterre.

[34] Headrick, D.R. (1981). The tools of Empire. New York: Oxford Univ. Press, p. 158.

[35] Coates, V. J.,  Finn, B. (1979). A retrospective assessment: Submarine telegraphy. San Francisco: San Francisco Press, p. 4.

[36] Poldhu est choisi comme site de transmission en raison des avantages qu’il présente, à savoir: celui de réduire toute possibilité d’interférence et d’éviter tout obstacle, naturel ou autre, entre la station et l’océan. À l’origine, Marconi avait décidé d’établir la station réceptrice à South Wellfleet, Cape Cod, Mass. De graves dommages causés par de violentes tempêtes l’obligent à modifier ses projets, ce qui le conduira à choisir Glace Bay, point du continent nord-américain le plus rapproché de l’Angleterre.

[37] Moyal, A. (1985). Clear across Australia. Melbourne: Thomas Nelson, p. 92.

[38] Aitken, H.G.J. (1985). The continuous wave: Technology and American Radio: 900-1932. Princeton, N.J.: Princeton Univ. Press, p. 256.

[39] Plusieurs les nombreux ouvrages qui relatent la création de la RCA nous en retenons trois: Aitken,  The continuous wave, op. cit.; Sarnoff, D. et alii. (1928). The radio industry: The story of its development. New York, Chicago: A. V. Shaw Co.; Tarbell, I.M. (1932). Owen D. Young. A new type of industrial leader. New York: MacMillan.

[40] Allard, T.J. (1976). L’histoire de l’ARC, 1926-1976: radio et télédiffusion privée au Canada. Publié par l’Association canadienne des radiodiffuseurs à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Ottawa: ARC. p.1. Bien que cette définition réponde techniquement à l’emploi du terme radiodiffusion, elle ne définit pas le message lui-même. De ce point de vue, nous devons être circonspect, puisque des stations comme KDKA (Pittsburgh) ont opéré de façon expérimentale en 1916. La démarcation première que nous retenons est sans doute celle qui fait foi d’une programmation régulière avec musique, commentaires et nouvelles (météorologiques ou autres). Cela nous permet d’obtenir une approximation plus juste de ce mode de communication par rapport à aujourd’hui. La station XWA (CFCF) [décembre 1919] semble avoir répondu la première à ces conditions bien avant celle de Pittsburgh (KDKA), de l’université du Wisconsin (WHA), opérée par le département de physique ou de celle dirigée par William E. Scripts du Detroit News (WWJ) [31 août 1920].

[41] Cette affirmation ne fait pas l’unanimité. Tous les ouvrages d’auteurs américains que nous avons consultés mentionnent, à l’exception d’un seul, que la station KDKA de Pittsburgh demeure incontestablement la première station radiophonique (à caractère commercial) au monde. Bien qu’une telle prétention n’influence guère notre propos, elle ne peut toutefois manquer de soulever un trait caractéristique d’un État-nation revendiquant pour lui-même la quasi-totalité des grandes découvertes de la science et de la technique, et la timidité avec laquelle une nation-État comme le Canada apporte vraisemblablement sa seule et unique contribution au développement de la radio.

[42] Pour un compte rendu sommaire de cette soirée, voir les articles suivants: Montreal Daily Star, 21 mai 1920, pp. 3-4, “Montreal sings to Ottawa by telephone without wire »; Montreal Daily Star, 20 mai 1920, p. 3, « Will demonstrate wireless phone ».

[43] Machny, W. (1969). The Golden anniversary of broadcasting: 1969. Association canadienne des radiodiffuseurs. Ottawa: document amendé et réédité sous le titre de CFCF, Canada’s first station. Archives CFCF, Montréal, p. 3. Même si le texte de Machny recèle un côté partisan et enflammé à certains moments, nous pouvons tout de même deviner un certain engouement pour la radio à cette époque. Par exemple, une chronique quotidienne intitulée « Les merveilles de la radio » publiée dans le journal La Presse à compter du 6 mai 1922 et reprise sous le titre « La radio de La Presse » (8 mai 1922), montre, en effet, un intérêt manifeste pour ce nouveau médium.

[44] Weir, A.E. (1965). The struggle for national broadcasting in Canada. Montréal, Toronto: Canadian Publishers, p. 2.

[45]  CNR Magazine (1925). January. « New studio opened at CNRT ».

[46] En 1919, le gouvernement canadien n’a d’autre choix que de nationaliser les compagnies ferroviaires, la plupart acculées à la faillite. Le défi de Sir Henry Thornton est de taille: il doit, dans un premier temps, unifier et réorganiser dans ses moindres détails la structure des réseaux existants, et dans un second temps, rentabiliser cette nouvelle compagnie de la Couronne.

[47] Collins, R. (1977). A voice from afar: The history of telecommunications in Canada. New York: McGraw Hill Ryerson, p. 216. Collins relève également la présence d’autres stations fantômes qui viendront s’ajouter aux premières. Il s’agit des stations situées dans les villes suivantes: Québec, Halifax, London, Yorkton, Red Deer et la station CNRV de Vancouver. Notons au passage qu’une station fantôme ne possède pas d’appareils en propre, mais qu’elle émet un signal distinctif et détient une licence l’autorisant à se servir des appareils d’une autre station.

[48] D’Arcy, M. (1935). The tragedy of Sir Henry Thornton. Toronto: McMillan, p. 116.

[49] Prang, M. (1965). The origins of public broadcasting in Canada. Canadian Historical Review, I, 31, p. 3.

[50] La station américaine WWJ est située à Détroit, Michigan. Son rôle premier est d’assurer une liaison dans le Sud des Grands Lacs pour les villes qui se trouvent dans cette péninsule de l’Ontario (v.g. Windsor), villes qui ordinairement ne peuvent capter les émissions en provenance des stations canadiennes.

[51] Circuit Fermé (1969). 14 mars. Publication du CN, Montréal.

[52] Canada. Ministère de la Marine. (1929). Rapport de la Commission royale de la radiodiffusion, 1929. Ottawa: F.A. Acland, p. 5 (ci-après mentionné Rapport Aird).

[53] Charbonneau, A. (1964). La radiodiffusion au Canada depuis ses origines jusqu’à nos jours. Institut canadien d’éducation aux adultes. Cahier d’information et de documentation # 16-17. Montréal: Institut d’éducation aux adultes, p. 12.

[54] Canada. House of Commons. Debates. Vol. I, 16 février 1932, p. 236.

[55] Canada. House of Commons. Debates. Vol. III, 18 mai 1932, p. 3035; 9 mai 1932, p. 2709.

[56] Canada. (1934). Special Committee on the operations of the Commission under the Canadian radio broadcasting Act, 1932. Minutes of proceedings and evidences. Ottawa: J.O. Patenaude,  pp. 494, 510.

[57] Ellis, D. (1979). Evolution of the Canadian broadcasting system: Objectives and realities, 1928-1968. Ottawa: Minister of Supply and Services, pp. 10-11.

[58] Canada. House of Commons. Debates. 11 mai 1933, p. 4868.

[59] Canada. House of Commons. (1932). Special committee on radio broadcasting. Voir les déclarations suivantes: Augustin Frigon (pp. 64 et suiv.); Rapport Aird, op. cit., p. 497.

[60] Frigon, A. (1929). The organization of radio broadcasting in Canada. Revue trimestrielle canadienne, 60, Septembre, pp. 395-411; Special Committee on…(1932), p. 560 et suiv. Sur l’aspect économique de la radio: Jome, H.L. (1925). Economics on radio industry. Chicago, New York: A.W. Shaw, p. 296. Note: les chiffres dévoilés par Hiram L. Jome ne reflètent qu’une partie du nombre d’appareils radios recensés dans les vingt pays concernés. Les données ne tiennent donc pas compte du nombre d’appareils radios fabriqués par les pays eux-mêmes ou encore d’importations autres que américaines.

[61] Toogood, A.F. (1969). Broadcasting in Canada: Aspects of regulation and control (1923-1969). Ottawa: Association of Broadcasters. Voir spécialement le chapitre 1  » A background: The land and its people », pp.3-10. Special Committee on… (1932), p. 491. Le document présenté devant la Commission est une lettre écrite par Lee DeForest, considéré comme le père de la radio aux États-Unis. En plus d’avoir inventé la triode, DeForest a manifesté, tout au long de sa vie, un intérêt marqué pour la radio, ce qui lui a valu plus d’une controverse.

[62] Canada. Royal Commission on Arts, Letters, and Sciences, 1949-1951. Ottawa, p.27 (article 15).

[63] Bose, W.B.L. (1966). Historia de la comunicaciones. Historia Argentina Económica, 1866-1930. Academia Nacional de la Historia, p. 586.

[64] Ce projet se réfère à la Loi # 191 (22 septembre 1866) où il est stipulé que le Président de la République est autorisé à signer un contrat pour relier Buenos Aires au Chili.

[65] Wright, J.S., Nekhom, L.M. (1978). Historical dictionary of Argentina. Metuchen, N.J: The Scarecrow Press Inc., p 120.

[66] Cette compagnie fut d’ailleurs la première à construire une ligne télégraphique traversant deux pays, alors qu’auparavant toute construction s’arrêtait aux limites de chaque pays. La Compagnia del Telegrafo Transandino réalise, en 1871, la première communication internationale entre Villanueva (Córdoba) et Valparaíso (Chili). Voir également: Margerie, M. de (1909). Le réseau anglais de câbles sous-marins. Paris: A. Pedone, pp. 23-24.

[67] Republica Argentina. Diario de sesiones de la cámara de diputados. 26 septembre 1873, pp. 1242-45; 25 juillet 1874, pp. 639 et suiv.; 30 septembre 1875, (Ley # 750.5). Les 163 articles qui définissent cette loi apparaissent dans l’ouvrage suivant: Republica Argentina. Reorganización de los servicios de radiodifusión. Informe presentado el 1 de abril de 1939 por la Comisión designada por el Poder Ejecutivo de la Nación. Buenos Aires: Tall. Graf. de Correos y Telégrafos, pp. 101-115.

[68] Olivera, E. (1909). La reorganización del correo argentino. Buenos Aires, s.d. Né à Buenos Aires, Eduardo Olivera (1827-1910) fait ses études à Grignon en France, où il se spécialise dans le domaine de l’agriculture. Dès son retour au pays, il se consacre à la mise sur pied de banques agricoles destinées à aider financièrement les agriculteurs et fonde une école d’agriculture qui deviendra un modèle d’institution. En 1866, il fonde la Sociedad Rural, qui s’inspire largement des idées de Bernardino Rivadavia, premier Président national, 1826-27. Comme directeur des Postes et Télégraphes, en 1874, Olivera participe activement à l’amélioration des conditions de travail des employés de ce secteur et demeure une des figures les plus populaires de cette époque.

[69] Cité par: Berthold, V.M. (1921). History of the telephone and the telegraph in the Argentine Republic, 1857-1921. New York., p. 5.

[70] Bahia, M.B. (1891). Los telégrafos de la República Argentina. Estudio técnico presentado al director general, por Manuel B. Bahia, inspector general de los telégrafos de la nación. Buenos Aires: Imp. « La Universidad » de J.N. Klingelfuss y ca., pp. 4, 9 et suiv.

[71] Berthold, op. cit., pp.12 et suiv.

[72] Bose, op. cit., p. 617.

[73] Ibid, p. 619. Située à Buenos Aires, la Compania Marconi de Telegrafia détient les droits de Marconi dans ce pays pour l’exploitation de réseaux de T.S.F. Cette compagnie a vu le jour, le 4 août 1906. Voir: Yearbook of wireless telegraphy…(1915), pp.741-42.

[74] Noguer, J. (1985). Radiodifusión en la Argentina. Argentin: Éditorial Bien Commun, p. 54. L’auteur précise que d’autres émissions sont réalisées à partir du théâtre Colon, de la confiserie de Paris et du cabaret Abdullah, et ce dès 1921. Il faut cependant préciser qu’en dépit de cet effort louable, les stations radiophoniques privées ne se soucieront guère de cette préoccupation ‘classique’. De son côté, le gouvernement manifeste un plus grand intérêt en matière d’émissions culturelles et éducatives, mais celles-ci s’inscrivent dans une politique globale de développement que nous analyserons plus en profondeur au chapitre suivant.

[75] C’est la cas notamment de LOS Radio Argentina et LOZ Radio Sudamérica qui se voient obligées de suspendre leurs émissions. Initialement, la station LOZ Sudamerica fut créée dans le but d’accroître les ventes de récepteurs domestiques et autre matériel radioélectrique, sans toutefois consentir à diffuser de la publicité.

[76] Cette association subventionne, entre autres, les stations LOZ Radio Sudamerica et LOR Radio Argentina. Un an plus tard, cet organisme sera dissout, faute de fonds.

[77] Cet article de loi a soulevé un tollé général, en particulier chez les journalistes, le jour où le gouvernement a appliqué la sanction prévue obligeant ainsi la fermeture de certaines stations privées. L’opinion publique voyait dans cette pratique un abus de pouvoir. Le décret de 1924 apporte également des mesures correctives qui prévoient que: 1) toutes les stations appartiendront désormais à la classe A ou à la classe B selon que leur puissance est supérieure ou inférieure à 500 watts et que leur longueur d’onde se situe respectivement entre 275 et 250 mètres (Classe A) ou entre 425 et 325 mètres (Classe B)  [article 2]; 2) tous les amateurs devront passer un examen du gouvernement avant d’obtenir une licence de transmission [article 3]. Voir: Argentina Republica. Reorganización de los servicios…, pp. 119-21; Lastra, A.P. (1970). Regimen légal de radio y television. Buenos Aires: Abeledo-Perrot, pp. 15-17; New York Times, 30 novembre 1924, IX, 16:6, « Argentina decrees radio regulation »; Bulletin of Pan American Union, Vol. 63, Août 1929, pp. 813-14.

[78] Le 9 septembre 1925, le gouvernement argentin décrète que la gamme de fréquences pour toutes les stations doit être comprise entre 200 et 425 mètres (499 et 705.5 kilocycles), assignant ainsi à chaque station une longueur d’onde spécifique. Voir: Republica Argentina. Boletín Mensual de Correos y Telégrafos. Vol. II, 1925, p. 281; Bose, op. cit., p. 635. Le décret du 21 novembre 1928 rend définitif le rôle du ministère de l’Intérieur qui, par l’intermédiaire de la direction des Postes et Télégraphes, doit veiller à la totalité des services de radio dans ce pays. Voir: Bose, op. cit., p. 638; Republica Argentina. Boletín Diario de Correos y Telégrafos,  Vol. II, 1929; Republica Argentina. Reorganización de los servicios…, pp. 122-23.

[79] Noguer, op. cit., p. 56; Lastra, op. cit., mentionne comme date le 6 octobre 1922; Horvath, R. (1986). La trama secreta de la radiodifusión Argentina (II). Los medio en la neocolonización. Buenos Aires: Editorial Rescate, p. 238.

[80] The review of the River Plate, (1929). The new decree on broadcasting, 26 avril. pp. 15-21. La date limite sera finalement reportée au 30 avril 1930 afin de permettre à la plupart des stations existantes de compléter l’installation de leurs nouveaux studios et appareils de transmission. Ce décret comporte, entre autres, cinq articles relatifs à la radio commerciale, à savoir:

Article 1: réaffirmation du droit de l’État quant à la distribution des fréquences;

Article 22: restriction de toute nouvelle station radiophonique dans la capitale fédérale;

Article 24: interférence des stations et attribution des fréquences;

Article 28: contenu artistique et culturel des émissions, normes de la publicité;

Article 3: information préalable des émissions (titre seulement) auprès de l’État.

Voir: Republica Argentina. (1929). Boletín Diario de Correos y Telégrafos, Vol. II. pp. 82 et suiv.; Lastra, op. cit. pp. 20-22; Republica Argentina. Reorganización de los…, pp. 123-26.

[81] Selon des statistiques fournies en 1935, le nombre d’habitants à Buenos Aires s’élève à 2 300 000. Rosario vient en seconde place (300 000 habitants) et Cordoba en troisième (300 000 habitants). Les autres villes d’importance comptent moins de 200 000 habitants. Quant au nombre d’appareils radios recensés, Buenos Aires vient en tête avec 200 000 récepteurs, suivie de Rosario (70 000) et de Cordoba (38 000). Ce nombre record qu’affiche Buenos Aires représente plus de 25% de tous les appareils recensés dans 34 villes du pays. Voir: McCarthy, F.C. (1935). Broadcasting in Argentina. Comments on Argentine Trade, (pp.17-21), Vol. XV, No. 4, et spécialement pp.20-21; Republica Argentina. Reorganización de los…, p. 449.

[82] Bluman, N.T. (1929). A commentary on the decree, The Review of the River Plate. 26 avril, p. 21. Les effets de la publicité sur la qualité des émissions seront de nouveau dénoncés, dix ans plus tard, lorsque la Commission d’enquête convoquée par le Président Ortiz soutiendra que: « les stations étaient uniquement préoccupées à faire de l’argent et n’ont accordé que peu ou pas de considération aux émissions ayant une valeur éducative ». Republica Argentina. Ministerio del Interior. Dirección general de Correos y Telégrafos. Reorganización de los servicios…, pp. 465 et suiv. New York Times, 12 novembre 1939,  p. 43 « Argentine radio report ».

[83] Landes, D.S. (1975). L’Europe technicienne. Paris: Gallimard, p. 584.

[84] Victor H. Sutro souligne que le mythe de la musique de danse, en particulier le tango, associé à l’Argentine n’est qu’un leurre. Il cite à l’appui des statistiques publiées en 1933 par le ministère des Postes et Télégraphes selon lesquelles: sur 10 stations situées à Buenos Aires, le temps d’antenne consacré à la musique est de 60%; de ce 60%, la moitié est consacrée à la musique de danse et environ 1/5 à d’autres formes de musique légère; 17% du temps d’antenne est alloué à la musique classique, 9% aux émissions théâtrales, 2% aux émissions culturelles, 4.5% aux nouvelles, 1.5% aux sports et 10% à la publicité. In: Sutro, V.H. (1934). Radio in Latin America (Part II), The Pan American Union. Novembre, p. 727.

[85] Cité par: Jones, M.T. (1930). Active demand for radio apparatus in Argentina. Commerce Reports.13 octobre, p. 118.

[86] Brighton, H.W. (1933). Radio in Argentina. Commercial Intelligence Journal, # 1528, 13 mai, p. 750. Ce geste des grandes compagnies n’a rien d’étonnant, puisqu’en 1926 celles-ci ont formé un consortium appelé A.E.F.G. Consortium afin d’unir leurs efforts en Amérique latine. Voir: Broadcasting progress in Latin America. Bulletin of Pan American Union, Juillet 1926, p. 672.

[87] New York Times, 13 novembre 1939. 7:4 « Radio control set as aim of Uruguay ». Pour une complète description du mandat de cette Commission, voir l’ouvrage suivant: Republica Argentina. Reorganización de los…, pp. 3-49.

[88] Hodge, J.E. (1984). The role of the telegraph in the contribution and the expansion of the Argentine Republic. Americas. Vol. 41., (1), pp. 59-80, citation pp. 59-60. Mario Tesler, chef du Centre de documentation et de publication au Musée des Télécommunications en Argentine, précise que toute étude sur l’histoire des télécommunications de ce pays doit être considérée en fonction de l’économie et des politiques nationales. In: Tesler, M. (1985). Escollos en el estudio de la historia de la comunicaciones en la República Argentina. Quipu. Janvier-Avril. pp. 23-25, citation p. 24.

[89]  Encyclopédie Universalis, sous “Argentine”, p. 57.

[90] En 1936, la SABC dispose de 12 émetteurs totalisant 52 kilowatts. In: Our first half Century, (1960). Johannesburg: Gama Publications Ltd., p. 197. Au cours de cette même année, le ministre des Postes affirme que la nouvelle Société détient 6 stations de classe A situées respectivement à Johannesburg, au Cap, Durban, Bloemfontein, Grahamstown et Pietermaritzburg. Il mentionne également que le Bill présenté à la Chambre prévoit la création de stations de Classe B, autorisées à diffuser de la publicité. In: South Africa. House of Assembly, Debates. 29 avril 1936, p. 2720.

[91] Noguer, op. cit., p. 57.

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Introduction

Les communications internationales: centre versus périphérie

La seconde moitié du 19e siècle a été le creuset dans lequel se sont fondues les communications internationales. Un siècle et demi nous sépare à peine de la première transmission télégraphique Washington-Baltimore (1837) qui a donné l’impulsion aux communications électriques, puis électroniques. Parce qu’elle ouvre la voie à des possibilités nouvelles, la télégraphie transforme radicalement le paysage des communications internationales; l’exemple le plus illustre est sans doute celui de Cyrus Field, jeune ingénieur américain, qui établit, en 1866, une communication permanente entre l’Ancien et le Nouveau Continent grâce au câble sous-marin. L’impact de cette nouvelle technologie, en plus d’accélérer l’échange des communications, va modifier les comportements et les perceptions des individus et des sociétés. Les grandes puissances disposent désormais d’un nouvel instrument de communication qui raffermit les liens entre elles, et ce qui est encore plus important les rapproche de leurs colonies et possessions.

Great Eastern iron sailing steam ship, used to lay the Transatlantic telegraph cable. Source : Atlantic Telegraph Company, Wikipédia.

La Grande-Bretagne qui dispose la première de cette technologie sera suivie de peu par la France. Dès 1869, la Société du câble transatlantique français, avec l’aide de la Siemens Brothers de Londres, établit une première communication entre Brest (Bretagne) et Saint-Pierre (et Miquelon), près de Terre-Neuve. L’année suivante, la Grande-Bretagne poursuit sa course vers l’Inde en posant un câble sous-marin de Malte à Alexandrie et de Suez à Karashie. Les communications avec l’Inde et l’Amérique auront pour effet de stimuler la création de nouvelles industries du câble qui vont doter les grandes puissances de réseaux complexes et puissants: à preuve, l’Inde et l’Angleterre échangent, en 1870, pas moins d’une centaine de télégrammes; en 1895, leur nombre s’élève à plus de deux millions. Il est clair qu’à l’aube du 20e siècle, l’expansion coloniale ne se conçoit guère sans liaisons télégraphiques entre la métropole et ses possessions lointaines: « les câbles sont devenus une partie essentielle du nouvel impérialisme (voir Figure 1).”[1]

(Cliquez sur l’image pour agrandir) Carte du tracé du 1er câble transatlantique en 1858. Source : Câble télégraphique transatlantique, Wikipédia.

Au début du 20e siècle, la T.S.F. fait son apparition. Le 12 décembre 1901, Guglielmo Marconi établit la première communication sans fil entre Poldhu (Cornouailles) et Glace Bay (Terre-Neuve). Le réseau international de câbles sous-marins n’est pas encore achevé que les pays industrialisés répandent la T.S.F. à travers le monde, superposant ainsi un nouveau réseau de communication international à l’ancien. Cette double structure a pour effet de concentrer le pouvoir des communications internationales aux mains de quelques grandes puissances et d’accentuer la dépendance technologique de la majorité des pays extra-européens. Au cours de la première décennie du 20e siècle, l’Allemagne et la Grande-Bretagne vont se livrer une lutte sans merci par l’intermédiaire de leur compagnie de T.S.F. respective, Allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft (AEG) et la Marconi Wireless Telegraph Company de Londres. La conquête pour l’hégémonie des communications internationales ne fera qu’augmenter les tensions entre ces nations qui se sont d’ailleurs rendues responsables du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Les stations de T.S.F. ne cessent de se multiplier entre les puissances européennes et leurs colonies. En 1906, l’Allemagne projette de construire une station à haute puissance afin d’étendre son réseau sans fil jusqu’à ses colonies du sud-ouest africain et de communiquer avec l’Amérique; la station de Nantucket (New Jersey) servira ultérieurement de relais aux colonies d’Amérique latine. Pour sa part, l’Angleterre encercle le globe d’un second réseau de communication qu’aucun pays ne pourra lui contester avant la Grande Guerre.

(Cliquez pour agrandir) Un des premiers récepteurs cohéreurs de Marconi (1896) dans sa boîte de démonstration au musée de l’Histoire de la science à Londres. Source : Guglielmo Marconi, Wikipédia.

Le câble sous-marin et la T.S.F. se sont développés en fonction de la métropole, lui assurant ainsi la promotion de ses valeurs et de ses structures tout en entraînant une dépendance des pays situés en périphérie. Qui plus est, ces technologies ont modelé l’ensemble des communications internationales d’après la structure capitaliste mondiale, laquelle tend nécessairement à une forme d’homogénéisation sinon à une intégration des systèmes, condition essentielle à l’existence même de cette structure. Lorsque naît la radio, nous ne pouvons nous étonner de ce que cette supériorité technologique des pays du centre continue d’irradier vers ceux de la périphérie et favorise la création de grands réseaux radiophoniques (CBS, NBC, BBC, RTF). Tout en se partageant un marché lucratif, ces derniers ont soin de former un réseau mondial qui renforce leur position respective à l’intérieur du système capitaliste international, de sorte que les réseaux périphériques jouent un rôle accessoire n’étant que le prolongement du réseau mondial.

Le Canada, l’Afrique du Sud et l’Argentine, à l’instar des autres pays situés en périphérie, ne peuvent véritablement mettre leur veto à l’expansion des premiers réseaux de communication internationaux. Tout au plus, conviennent-ils de certaines modalités d’application des contrats (droit d’atterrissage et d’exploitation d’un câble, construction d’une station de T.S.F., redevances, brevets, etc.). Lorsqu’il s’agit de prendre une décision majeure, comme celle de refuser l’atterrissage d’un câble à une compagnie étrangère, il est manifeste que ce refus fait suite aux pressions politiques ou économiques exercées par un gouvernement ou une industrie en situation de pouvoir.[2] Parce que ces réseaux sous-marins ou sans fil ont pour fonction première de couvrir le globe à partir des métropoles, les pays inféodés aux États-nations n’ont guère le choix: ou bien ils sont reliés aux superpuissances ou bien ils en sont complètement isolés. Cette dernière alternative apparaît fort peu probable, sauf peut-être dans le cas où les pays dominants ne peuvent, pour des raisons techniques, politiques ou économiques établir une communication immédiate.

La radio qui s’inscrit dans le sillage de ces deux technologies ne peut se soustraire définitivement à l’empreinte impérialiste: d’abord, parce qu’elle se fond dans le même régime capitaliste qui sous-tend la faisabilité de deux réseaux de communications internationaux; ensuite, parce que les forces motrices qui conditionnent l’orientation de ces technologies influent nécessairement sur leur développement ultérieur catégorisé sous forme d’innovations révolutionnaire (comme la radio), évolutionniste ou mineure.[3] Conséquemment, la radio ne peut se débarrasser pleinement des stigmates de l’impérialisme qui a vu naître le câble sous-marin et la T.S.F. Il ne faudrait toutefois pas conclure que les pays situés en périphérie ne pourront jamais contrôler cette technologie d’après-guerre et s’assurer ainsi une certaine autonomie. Dans cette perspective, la dichotomie centre versus périphérie qui constitue le substrat des communications internationales d’avant-guerre ne peut être entièrement évacuée. Bien qu’elle serve d’appui à notre thèse, il y a place à l’élargissement du débat en projetant hors de cette structure cognitive un autre point de vue qui s’articule davantage autour de la notion dominant/dominé, en faisant ainsi prévaloir la nature même de la société dans laquelle s’effectue le développement de cette technologie. L’univers des communications des années 1870 n’a plus, un demi-siècle plus tard, la même résonance. La récurrence des éléments internes et externes qui se rattachent à la structure même des communications internationales se trouve modifiée en raison des changements opérés dans et par les sociétés ainsi que des possibilités nouvelles engendrées par les innovations technologiques.

Au début du 20e siècle, l’Argentine, le Canada et l’Afrique du Sud, encore attirés dans la mouvance européenne, s’acheminent vers des choix politiques, économiques et sociaux d’un nouvel ordre. À cette date, le partage du monde entre puissances impérialistes est à peu près achevé et l’appétit d’expansion et de conquête de chacun n’est plus arrêté que par l’appétit des autres. La Première Guerre mondiale devient inévitable, puisqu’elle représente, aux yeux de Lénine, « une guerre impérialiste /…/ pour la distribution et la redistribution des zones d’influence du capital financier.”[4] Mais à l’après-guerre, les nations-états revendiquent une plus grande autonomie et leur ferveur nationaliste s’accroît en proportion. Pour se placer sur l’orbite de l’internationalisation de la vie économique qui apparaît plus évidente après la Deuxième Guerre mondiale, l’Argentine, le Canada et l’Afrique du Sud doivent consolider certaines positions tout en s’ajustant aux normes internationales. Tout cela ne se fera pas sans heurts et sans échecs. Les succès mitigés qu’ils remporteront pour se maintenir au niveau des autres pays industrialisés témoignent encore d’une dépendance technologique et scientifique, pour ne mentionner que ces deux exemples. Toutefois, une technologie comme la radio peut aisément s’intégrer à la vague irrésistible du nationalisme qui déferle dans ces pays au cours du premier après-guerre.

Techniquement, la radio s’apparente au câble sous-marin et à la T.S.F. Elle présente néanmoins une différence fondamentale au niveau du schéma traditionnel émetteur-message-récepteur: le câble et la T.S.F. ne peuvent transmettre de messages qu’à une seule personne à la fois, tandis que la radio peut atteindre simultanément des milliers d’auditeurs. Ainsi, pouvons-nous parler d’une reconversion de cette dernière technologie utilisée à des fins de communications internationales et focaliser notre intérêt sur le rôle national que celle-ci est appelée à jouer. Car, il ne s’agit plus uniquement de considérer cette reconversion comme une innovation technologique; il faut également évaluer son adaptation aux conditions nouvelles d’après-guerre et considérer son rôle vis-à-vis des jeunes sociétés canadienne, sud-africaine et argentine. Le câble et la T.S.F. ont favorisé le plus souvent le monde des affaires, les milieux gouvernementaux, diplomatiques ou militaires; la radio s’adresse plus généralement au commun des mortels et se conçoit d’abord comme un instrument de culture, un moyen propre au divertissement. Cette première approximation devra nécessairement être affinée, mais ce qu’il faut en retenir pour l’instant c’est le caractère nouveau de la radio qui se prête admirablement à la montée du nationalisme dans ces pays.

Vers une nouvelle perspective de la dépendance

Les propos qui précèdent, fondés sur l’inégalité du développement des sociétés, dérivent des approches théoriques qui rendent compte de la dépendance ou du sous-développement des pays périphériques par rapport à ceux du centre. Des pays comme l’Afrique du Sud ou l’Argentine, par exemple, pourraient très bien figurer au rang des pays sous-développés dont les conditions premières de cette situation remonteraient à l’intégration de ces pays dans le système capitaliste naissant de l’époque mercantiliste. Quant à la dépendance du Canada, elle peut être datée de 1760, si nous cherchons à la situer par rapport à la Grande-Bretagne.[5] C’est pourquoi des technologies comme le câble sous-marin et la T.S.F. trouvent une explication valable lorsqu’elles sont soumises à l’analyse du système capitaliste mondial et des phases du nouvel impérialisme de la fin du 19e siècle. Des auteurs comme Headrick, Cameron, Fürst ou Finn prédisposent déjà leurs lecteurs en donnant à leur analyse des titres qui évoquent cette problématique.[6] Bien que de tels ouvrages demeurent fertiles et riches en idées, ils ne peuvent rendre compte de toute la complexité et de l’impact des technologies qui se succèdent et occupent le même créneau durant cette période. À partir du moment où une technologie comme la T.S.F. ou la radio fait son apparition, elle peut d’ores et déjà être considérée comme un système fermé, une sorte d’entité absolue. Un pays comme l’Argentine, par exemple, pourrait fort bien développer son propre système national, et à la limite ne pas vouloir se raccorder aux systèmes étrangers. Cette situation n’est pas tout à fait improbable: les coups d’État, les insurrections populaires et même la guerre mondiale peuvent temporairement priver un pays de tout contact avec le monde extérieur. En temps de paix, sociale ou mondiale, la radio s’inspire ou plutôt s’appuie largement sur ce principe d’autonomie puisque sa fonction première est de divertir et de renseigner un public en particulier. Bien sûr, elle peut toujours irradier au-delà des limites nationales ou s’affilier à d’autres réseaux, mais en général elle limite son rayon d’action à une région ou à un pays donné.

Cette situation de fait nous amène à considérer la radio à partir d’une perspective différente de celle couramment adoptée par les analyses qui optent pour l’approche dichotomique centre/périphérie. Non pas que nous voulons écarter cette dimension: nous croyons simplement qu’elle ne peut satisfaire pleinement aux exigences de notre étude qui s’applique davantage à préciser le développement national de cette technologie et à souligner son autonomie à l’intérieur d’un ensemble plus vaste où il s’inscrit. Ce choix d’analyse rejoint les préoccupations d’auteurs tels, Nicos Poulantzas, Philip J. O’Brien, Charles Bettelheim ou encore Warwick Armstrong.[7] Par exemple, Armstrong suggère que « les questions relatives à la structure interne de la société et de ses relations avec d’autres pays soient considérées comme un point de départ pour entamer une discussion sur la nature du développement, du sous-développement et de l’inégalité.”[8] Bien que cette approche satisfasse à un niveau d’interprétation plus général en mettant en lumière « la nature des relations économiques, politiques et culturelles à l’intérieur du système mondial », elle demeure susceptible de s’appliquer, comme modèle de description, à notre objet d’analyse qu’est la radio. Cette réductibilité n’en reflète pas moins une conformité, sinon une adéquation au modèle privilégié.

(Cliquez pour agrandir) Source : © St Antony’s College, Oxford 1985.

Le principe fondamental qui ressort des propos d’Armstrong repose sur l’argument suivant: « nous ne pouvons attribuer simplement et uniquement la dramatique transformation de ces sociétés [en l’occurrence, le Canada, l’Argentine et l’Australie entre 1870 et 1930] à des facteurs externes- une économie d’expansion internationale, une pénétration européenne ou des politiques de libre-échange bien qu’ils aient tous joué un rôle. »[9] Le cas de l’Afrique du Sud n’a pas été retenu dans cette analyse, mais selon l’auteur, il appert que « les autres pays dont l’exportation des produits tropicaux et des minéraux en particulier constituait une forte demande à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, n’ont pas reproduit les mêmes patterns de croissance et de diversification nationales. »[10] Voilà donc une argumentation qui, globalement, ne prétend pas à une bipolarisation des sociétés, et encore moins à leur nivellement. Les traits distinctifs de chacune d’elles apparaissent avec une plus grande clarté justement parce qu’ils sont analysés en fonction de l’évolution particulière de ces pays.

Le mouvement nationaliste qui s’affirme de plus en plus au Canada, en Argentine et en Afrique du Sud au début du 20e siècle et qui se profile sur la radio nous conduit nécessairement à établir des distinctions pour chacun de ces pays. Notre démarche première sera d’anticiper sur ces distinctions et de nous appuyer sur quelques considérations générales pour dégager les grandes lignes de ce mouvement. Le Canada nous servira de modèle provisoire à partir duquel nous pourrons greffer tout un ensemble de phénomènes comparables opposés.

Nationalisme et radiophonie

« A nation that did not control its own external communication,had not yet attained full status of a nation » (H. G .J. Aitken)

D’aucuns prétendent que les télécommunications forment la base de notre tissu social et qu’elles représentent un élément indispensable dans le développement de nos sociétés modernes.[11] Aussi, n’est-il pas rare de constater que des pays subordonnés à la cause impériale se soient prévalus, eux aussi, de moyens de communication pour aspirer à leur autonomie. Encore faut-il que les gouvernements de ces pays manifestent un intérêt particulier à l’égard des communications nouvelles et qu’une conjoncture favorable les prédispose au nationalisme. À maintes reprises, la télégraphie ou la radio- pour ne mentionner que ces deux exemples- ont servi de tremplin à l’Argentine, au Canada ou à l’Afrique du Sud pour consolider leurs politiques nationales souvent diminuées par les forces d’un empire.

Tout système de communication nécessite au préalable un investissement important. Le financement, garanti la plupart du temps par des capitaux étrangers, accroît le rapport de dépendance qui prévaut encore à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle entre le centre et la périphérie. À cela s’ajoutent les besoins ressentis de part et d’autre, lesquels ne rencontrent pas nécessairement les mêmes visées. Le développement d’un système de communication dans une colonie ou une possession constitue, en soi, un système indépendant, capable de transmettre et de recevoir ses propres messages, mais ressortit d’un système plus global dès qu’il s’agit de communications internationales. Cette distinction s’impose, à plus forte raison lorsque nous cherchons à évaluer l’impact d’un système de communication par rapport à la tendance nationaliste de certains pays, tendance qui s’accentue au cours du 20e siècle. Dès lors, nous concevons la télégraphie ou la radio comme une entité propre pouvant servir à la cause nationale, et non pas comme un sous-système intégré à un réseau plus complexe dont les caractéristiques premières reposent sur l’internationalisation des communications.

Toute politique visant à faire de la radio un instrument national doit nécessairement protéger l’identité de ce moyen de communication qui dépend à la fois des investissements, de la gestion, de la programmation et même de la publicité. La structure de la radio est telle, qu’elle doit être conçue comme un ensemble organisé de rapports lui permettant de diminuer les tensions qui existent entre les aspirations nationales, d’une part et les mouvements politiques internationaux, d’autre part. Tous ces ajustements ne se font pas sans heurts et nécessitent un long processus de développement. La nationalisation de la radio au Canada, qui s’est concrétisée officiellement en 1936, s’échelonne en réalité sur plus d’une décennie si l’on considère les efforts de Sir Henry Thornton, le rapport de la Commission Aird et le mandat de la Commission canadienne de radiodiffusion (CCR). La réussite d’un tel projet ne peut être assurée que si un certain nombre d’éléments d’ordre social, économique et/ou politique prévalent contre les pressions multiples qui s’exercent à son endroit. La séquence d’événements comme ceux que nous venons de mentionner pour la radio canadienne vont aboutir au résultat souhaité uniquement si les conflits internes débouchent sur un consensus national qui tend à réduire les dissidences ou à supprimer les germes d’antagonismes et si la radio poursuit une trajectoire conforme aux modèles standardisés par les grandes puissances.

Rapport de la Commission royale de la radiodiffusion / Sir John Aird (président). Source : Gouvernement du Canada. Téléchargement (PDF).

Cette dernière considération apparaît avec plus de clarté lorsque nous étudions l’évolution de la radio dans une perspective synchronique. Les événements conduisant à la nationalisation de la radio sont souvent conditionnés par l’attitude intransigeante des grands réseaux radiophoniques existants (CBS, NBC, BBC, etc.) qui régissent l’optique internationale. Disposant à coup sûr de plus grandes ressources techniques, voire même scientifiques, ces super-réseaux adoptent une ligne de conduite qui permet aux grandes puissances de rivaliser entre elles, et conséquemment de dominer et de faire évoluer cette technologie selon leurs propres besoins pour ensuite la répandre à travers le monde. Les autres pays qui cherchent ainsi à développer et à contrôler leur propre réseau national de radio sont finalement contraints de développer une stratégie qui tienne compte de cette prépondérance, ce qui réduit toute action novatrice de leur part tant au point de vue des innovations technologiques qu’à celui des transformations structurelles.

Cette conformité aux modèles standardisés des grandes puissances va plus loin. Dans la majeure partie des cas, elle va jusqu’à refléter l’empreinte impérialiste qui caractérise les pays dont la radio est en voie de nationalisation. L’adoption de ces modèles n’est toutefois pas intégrale. Elle nécessite des modalités d’application différentes liées aux particularités mêmes de chaque pays, à leurs attentes, à leurs aspirations ainsi qu’à leur capacité d’absorption des systèmes. Ainsi, par exemple, le Canada opte pour une formule hybride axée sur la privatisation (modèle américain) et l’étatisation (modèle britannique) de la radio.[12] Manifestement, ce pays craint l’ingérence américaine et ne saurait consentir à reproduire un modèle qui conduirait inexorablement ce pays vers une assimilation totale de la radio. Cependant, le modèle américain ne peut laisser le Canada totalement indifférent, surtout que les États-Unis depuis la fin de la Première Guerre mondiale obtiennent des résultats brillants.[13] L’industrie américaine va donc exercer une forte influence sur ce pays, de par le développement de sa technologie et le succès international de son entreprise. À cela s’ajoutent d’autres facteurs directement ou indirectement liés à cette technologie: proximité du marché canadien, points de vente et de distribution accessibles via les filiales américaines en sol canadien, haute gamme de produits, prix plus que compétitifs, etc.

Parallèlement, l’influence du modèle britannique se situe au niveau de l’organisation et de la gestion du réseau. Les responsables politiques autant que les commissaires chargés de statuer sur la radio canadienne font souvent référence à la Grande-Bretagne, tout en étant conscients que des différences marquées ne permettent pas d’appliquer ce modèle dans son intégrité. Cependant, le pattern britannique servira plus d’une fois d’indicateur au Canada pour définir un plan d’action ou pour solutionner une affaire épineuse. Que l’on pense, par exemple, à la British Broadcasting Company créée en 1922 sous forme de compagnie privée d’intérêt commercial et qui deviendra, grâce à l’intervention directe de l’État en 1926, la British Broadcasting Corporation (BBC). Nul doute que le Canada va sérieusement considérer la démarche britannique avant d’agir; ce qu’il fera d’ailleurs avant de déposer son projet de Loi sur la radiodiffusion. Le projet de Loi 94 a pour but de créer la Commission canadienne de radiodiffusion (1932), organisme autorisé à réglementer et à contrôler la radiodiffusion, d’une part et à radiodiffuser au Canada, d’autre part.

Bat’s wing logo. Source : The BBC Logo Story, History of the BBC.

L’influence du modèle britannique se fait également sentir à des moments ponctuels, et plus précisément lorsque certains problèmes semblent insolubles. Au printemps de 1933, à la demande expresse du Premier ministre Bennett, le directeur des relations publiques de la BBC, Gladstone Murray, arrive à Ottawa pour effectuer une étude des problèmes rencontrés par la CCR et de ceux auxquels elle pourrait s’attendre. Des trois rapports soumis au gouvernement, le premier va inciter le Premier ministre à déposer, dans les plus brefs délais, le projet de Loi 99 modifiant la Loi de la radiodiffusion de 1932 tandis que le troisième rapport, s’appuyant sur l’exemple de la BBC, va insister sur le fait que « l’organisme public responsable de la radiodiffusion au Canada [doit] être une société d’exploitation indépendante du gouvernement du jour et à l’abri du favoritisme politique. »[14]

En s’inspirant des modèles développés par les grandes puissances, le Canada tout comme l’Argentine et l’Afrique du Sud tirent indubitablement profit de l’expérience acquise par ces leaders de la communication, cependant qu’ils sont exposés à une politique volontariste en matière de radio. Dans ces pays en quête d’indépendance, la nationalisation de la radio va s’exercer dans des conditions analogues avec quelques variantes, cependant. Bien que situés sur des continents différents, ces réseaux nationaux possèdent des attributs communs, et de façon corollaire nous pourrions soumettre à l’analyse d’autres réseaux qui se sont développés en périphérie durant la même période.

La première remarque qui découle de cette observation est sans doute le retard de la nationalisation de la radio qu’ont accusé ces trois pays par rapport aux métropoles. Plusieurs facteurs pourraient justifier cet écart: manque de capitaux, géographie du territoire, attrait tardif pour ce nouveau médium, etc. Toutes ces contraintes possibles ne sont que secondaires par rapport au travail de conscientisation sociale et politique qui s’effectue à la base et qui conditionne cette orientation nouvelle de la radio. Est-il besoin de rappeler que le développement et l’exploitation de cette technologie n’est pas synchronisée à l’heure du nationalisme, et par conséquent que l’entreprise privée a déjà une longueur d’avance sur la formation des sociétés d’État?  La radio privée dont la notion de profit est le substrat ne s’embarrasse pas de contraintes idéologiques qui pourraient nuire à son développement. Elle progresse en fonction de la cote d’écoute, et si par moments elle répond aux attentes de ceux qui voient en elle un instrument d’éducation national, c’est parce qu’elle veut augmenter son auditoire ou parer à toute éventualité qui pourrait ternir son image.[15]

Mais alors, pourquoi le Canada, l’Argentine et l’Afrique du Sud qui disposent, au même moment, d’une technologie analogue à celle des métropoles accusent-ils un certain retard vis-à-vis de la nationalisation de la radio?  Et pourquoi, lorsque ces pays sont motivés à entreprendre une telle démarche agissent-ils presque simultanément?  Quels sont les principaux facteurs qui ont conduit à une telle action nationale?  Notre démarche analytique se propose de saisir le comment et le pourquoi de ce phénomène qui apparaît dans ces pays.

Le mouvement nationaliste au début du 20e siècle

Mis en usage en Grande-Bretagne et en France dans le courant du 19e siècle, le mot nationalisme n’a cessé d’être chargé d’ambiguïté et de s’enrichir de significations successives. Tantôt, il exprime péjorativement certaines formes du patriotisme, devenant alors synonyme de chauvinisme; tantôt, il désigne les revendications d’un peuple assujetti aspirant à l’indépendance. De nos jours, l’acception courante que nous lui attribuons dénote volontiers diverses manifestations de la conscience nationale et du caractère national. C’est dire que l’idéologie nationaliste se trouve étroitement imbriquée dans un système plus général de valeurs politiques et sociales.[16]

Tout mouvement politique qui s’organise dans un pays et à une époque donnée oscille entre une démarche inorganisée et diffuse et une action organisée et structurée. Jusqu’à l’avènement de la Première Guerre mondiale, le nationalisme au Canada évolue entre ces deux extrêmes de par sa complexité idéologique. Les partisans de l’unité impériale « croient que le Canada peut atteindre un statut national en maintenant un lien avec l’Empire et en acquérant une influence au sein des différents conseils. Leurs opposants ont la conviction que l’impérialisme est incompatible avec les intérêts nationaux du Canada, l’unité interne et le self-government. »[17] À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’autonomie du Canada se précise. Sa représentation au sein de la Ligue des Nations lui donne un statut administratif éminemment plus important basé sur la gestion de ses affaires extérieures. Ce mouvement vers une plus grande autonomie va franchir, en 1931, une autre étape juridique: le Canada se joint au Commonwealth des Nations.

Ce survol historique que nous résumons en trois moments-clés nous servira de point de référence pour cerner les réalités du phénomène nationaliste au Canada au cours de la première moitié du 20e siècle. Avant la Première Guerre mondiale, le nationalisme au Canada est en pleine gestation. Des motivations doctrinales extrêmement diverses et souvent contradictoires le caractérisent. La guerre des Boers, la question navale ou la participation du Canada à la Grande Guerre témoignent des affrontements politiques et des dissensions intestines face à des choix et à des ajustements qui s’imposent. À l’après-guerre, le Canada réclame une plus grande autonomie qui sera sanctionnée par la ratification du Traité de Versailles. Auprès des autres signataires, ce geste dénote une plus grande maturité, compte tenu des efforts que ce pays a accomplis pour se posséder intégralement lui-même. Le troisième stade de l’évolution situe le fait nationaliste dans la perspective d’une évolution générale des sociétés modernes. En devenant membre à part entière du Commonwealth des Nations, le Canada détient une reconnaissance internationale qui lui permet de décider de sa propre destinée et de sceller définitivement son droit à l’autodétermination.

Le mouvement nationaliste au Canada, tel qu’il se présente au début du 20e siècle, demeure fort complexe. Les traits saillants que nous venons d’évoquer seront analysés en profondeur, puisqu’ils représentent les trois principaux volets d’une trilogie nationaliste: gestation, affirmation et reconnaissance. Notre démarche se propose d’appliquer ce cadre référentiel à l’Afrique du Sud et à l’Argentine durant la même période et d’en dégager les caractéristiques essentielles. Par là même, elle conduit à la généralisation des principes nécessaires à la nationalisation de la radio dans ces pays. Particularismes et autres facteurs de différenciation n’en seront pas moins considérés dans la typologie des structures sociales et économiques sur lesquelles repose l’évolution de cette technologie.

Pour une étude comparée de la radio

« Thinking without comparison is unthinkable » (Guy E. Swanson)

Lors de la Conférence de paix, tenue à Paris en 1919, les grandes puissances internationales discutèrent de la reconstruction du système de communications internationales, et par voie de conséquence du partage des câbles sous-marins allemands. Au cours de ces rencontres, précise Hugh G. J. Aitken, la nouvelle technologie de la radio reçut peu d’attention, mais les attitudes et les présomptions qui sous-tendaient la position de négociation des Américains furent précisément celles qui allaient déterminer les politiques des communications américaines d’après-guerre.[18] Si la radio ne représentait aux yeux des plénipotentiaires qu’un problème mineur, elle allait servir en contrepartie de moyen d’action aux États-Unis pour consolider leur réseau de communications international et pour devenir, par la voie de la Radio Corporation of America (RCA), le leader mondial de ce nouveau marché.[19]

Au milieu des années 1920, les premières publications sur ce phénomène technologique nouveau font leur apparition. Ce sont d’abord les promoteurs de la radio et quelques rares historiens qui s’y intéressent. Quelques années plus tard, une pléiade d’auteurs commencent à décortiquer le monde de la radio et à s’intéresser à ses nombreuses facettes. Historiens, psychologues, économistes, sociologues et même philosophes contribuent à élargir le champ des connaissances dans ce domaine, et depuis la Seconde Guerre mondiale ces ouvrages spécialisés n’ont cessé de se multiplier.[20] En dépit de nos connaissances approfondies sur l’impact de la radio vis-à-vis de la société, nous savons peu de choses sur l’influence de la société face à cette technologie. Quels sont, par exemple, les effets du nationalisme sur la radio?  Ou, pour poser la question différemment, comment et pourquoi la radio a-t-elle été entraînée dans  ce processus d’évolution social?  Voilà le genre de questions auquel peu d’historiens de la technologie se sont intéressés jusqu’à présent. Cette nouvelle avenue semble riche de promesses surtout qu’elle permet d’appréhender notre passé technologique, de contribuer à démythifier la technologie et de nous aider à planifier notre devenir.[21] Pour l’heure, elle permet de contrebalancer un certain nombre d’idées reçues voulant que ce soit la radio qui influence la société, et non l’inverse. De plus en plus d’historiens estiment que cette démarche ne représente, pour tout dire, qu’une demi-vérité.

Eu égard à cette perspective nouvelle, il nous semble tout indiqué de privilégier une approche comparative puisque la nationalisation de la radio qui est au cœur même de notre préoccupation d’analyse apparaît sensiblement au même moment dans les trois pays concernés. La nationalisation, comprise comme une opération par laquelle la propriété de plusieurs ou toutes les stations radiophoniques passe sous le contrôle et la direction de l’État, est vue comme un processus (politico-social) synchronique. Dans cette optique, l’étude comparative permet, selon Marc Bloch, de:

…faire des choix, dans un ou plusieurs milieux sociaux différents, de deux ou plusieurs phénomènes, qui paraissent au premier coup d’œil, présenter entre eux certaines analogies, décrire les courbes de leurs évolutions, constater les ressemblances et les différences et, dans la mesure du possible, expliquer les unes et les autres. Donc, deux conditions sont nécessaires pour qu’il y ait, historiquement parlant, comparaison: une certaine similitude entre les faits observés- cela va de soi- et une certaine dissemblance entre les milieux où ils se sont produits.[22]

Similitudes et dissemblances devront être circonscrites à partir de deux ensembles définis: le premier, de caractère historique, servira d’englobant, c’est-à-dire qu’il permettra de rappeler les grandes lignes de l’évolution politique de ces pays et de préciser le développement des communications nationales et internationales, et notamment celui du câble sous-marin et de la télégraphie. Le second, servant d’englobé, renvoie à l’analyse proprement dite de la radio entre 1920 et 1950, ou si l’on veut, depuis ses tout débuts jusqu’à l’avènement de la télévision, entendue comme technologie substitutive et complémentaire. L’englobé s’appuie donc sur une analyse plus fine, tandis que l’englobant s’appuie sur une synthèse plus grosse.

Bien qu’il n’y ait pas de méthode comparative propre à l’histoire et qu’il n’existe pas de règles générales, excepté celles de la logique, nous rappelle Raymond Grew[23], nous croyons tout de même nécessaire de justifier les critères sur lesquels reposent notre analyse. Les termes englobé/englobant, puisés dans le langage sémiotique, renvoient de façon plus générale aux préoccupations des philosophes et littéraires de l’école herméneutique allemande qui définissent les rapports entre le texte et le pré-texte.[24] Dans la pratique, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss affirme que « la méthode comparative consiste précisément à intégrer un phénomène particulier dans un ensemble, que le progrès de la comparaison rend de plus en plus général. »[25] Une telle généralisation ne peut toutefois conduire à tisser la trame complète de l’histoire à laquelle nous voudrions faire correspondre des événements particuliers. Il s’agit plutôt de retenir, comme l’écrivait Karl Marx en 1877, qu’en « étudiant chacune des évolutions [de ces événements particuliers], il devient facile de trouver la clé qui servira à la compréhension de ce phénomène… »[26]

Nombre de linguistes (Saussure, Hjelmslev), de philosophes (Foucault, Bachelard), de sociologues (Durkheim, Weber) ou d’anthropologues (Lévi-Strauss, Radcliffe-Brown) ont brillamment appliqué la méthode comparative à leurs recherches. Mais, qu’en est-il des historiens de la science et de la technologie?  Dans un article intitulé Comparative History of Science in an American Perspective, Lewis Pyenson et Susan Sheets-Pyenson brossent un tableau de la méthode comparative depuis la Seconde Guerre mondiale. Tous deux s’accordent à dire que s’ils ont privilégié l’histoire comparative, ce n’est pas tant par souci théorique que par nécessité pratique de comprendre comment et pourquoi un phénomène apparaît dans différents endroits.[27] Cela s’entend: la méthode comparative permet de poser des questions, d’identifier des problèmes théoriques, de formuler une recherche appropriée, de tirer des conclusions significatives.[28]

Au cours de la dernière décennie, plusieurs historiens de la science et de la technologie ont reculé les frontières de nos connaissances par le biais de cette méthode que certains historiens des générations antérieures tels, Fernand Braudel, Eugen Weber ou Joseph Needham ont impulsée. En sciences naturelles, Susan Sheets-Pyenson compare sous différents aspects cinq musées coloniaux d’histoire naturelle respectivement situés à Buenos Aires, Montréal, Melbourne, Christchurch et La Plata. En sciences exactes, Lewis Pyenson cerne comment les astronomes et physiciens allemands ont occupé une place prépondérante dans la recherche et l’enseignement à partir d’institutions coloniales d’Argentine (La Plata), de Chine (Woosung) et du Pacifique Sud (Apia). Lucille H. Brockway s’attarde au transfert et au développement scientifique des plantes et de leurs produits, et plus particulièrement la cinchonine, le caoutchouc et le sisal dont l’utilité économique est perçue à travers le contexte d’échanges global et le pouvoir politique. À l’instar de cette auteure, Daniel R. Headrick analyse à travers diverses techniques, technologies et biens d’échange la diffusion culturelle et le transfert de technologies qui s’opèrent du centre vers la périphérie.[29]

La méthode comparative, croyons-nous, fournit un éclairage suffisant pour nous permettre d’analyser les faits qui fondent la réalité technologique et politique de l’époque étudiée. L’analyse des faits devra cependant établir les liens essentiels entre les aspects théoriques, socio-économiques, technologiques, politiques et organisationnels des questions étudiées. Ce sont là des éléments de base de notre démarche nécessaires à la compréhension de ce rapport.

Le premier chapitre a pour but de procéder à la sélection des événements et des facteurs qui nous permettront de rétablir les conditions politiques et sociales dans lesquelles a pris forme la nationalisation de la radio. Mais, où trouver le fil conducteur permettant de dénouer la trame complexe de l’activité nationaliste?  À travers l’idéologie des partis, les politiques des gouvernements au pouvoir, les attentes de la population, les actions des groupes et des individus, bref à travers tout ce qui peut nous conduire à isoler cette question particulière.

Le deuxième chapitre est un chapitre historico-technique qui retrace les traits saillants de l’histoire des communications électriques des trois pays, et notamment la télégraphie, le câble sous-marin et la radio commerciale. Il insiste sur le développement et le rôle national du réseau télégraphique, sur l’apport international du câble sous-marin et sur l’évolution de la radio commerciale considérée depuis ses débuts jusqu’à sa nationalisation. Il revêt un caractère descriptif cependant qu’il permet de jalonner l’évolution de ces technologies par rapport à la société à laquelle elles appartiennent ou au système supranational auquel elles se rattachent.

Le chapitre 3 accorde une attention particulière aux premières années qui ont suivi la nationalisation de la radio au Canada et en Afrique du Sud (1936-1939). Tandis qu’il examine différents aspects techniques, économiques, sociaux et politiques liés à la mise sur pied de la radio nationale dans ces deux pays, il fait ressortir les problèmes et les insuffisances de la radio argentine qui tarde à entrer dans la voie de la nationalisation. Le développement de la radio argentine s’effectue ainsi en contrepoint de la radio canadienne et sud-africaine, parce que de régime politique différent.

Le chapitre 4 qui met fin à notre analyse considère, dans un premier temps, l’évolution de la radio sud-africaine et canadienne au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il scrute avec attention l’influence du conflit mondial sur la radio (initiatives techniques, besoins militaires, réalisations radiophoniques, nouveaux services…). Au terme de ce conflit, il laisse voir une réforme de la radio nationale qui, dans ses grandes lignes, conserve encore aujourd’hui le même archétype en Afrique du Sud et au Canada. Quant à la radio argentine, elle est considérée à partir du deuxième après-guerre, période où le dictateur Eduardo Perón domine la scène politique du pays. De ce fait, la nationalisation de la radio en Argentine fait apparaître des contrastes saisissants lorsque nous la comparons à celle du Canada ou de l’Afrique du Sud.

 

[1] Headrick, D.R. (1981). The Tools of Empire: Technology and European Imperialism in the 19th. Century, Oxford: Oxford University Press, p. 163.

[2] La maison Felten & Guilleaume d’Allemagne sollicita, avant la Première Guerre mondiale, l’atterrissage aux Açores d’un câble sous-marin allemand. L’Angleterre, hostile à un tel projet, qui permettrait aux Allemands d’établir leurs communications hors de son contrôle, agit auprès du Cabinet de Lisbonne pour le faire échouer. Voir: Lesage, C. (1915). Les câbles sous-marins allemands. Paris: Plon,  pp. 61 et suiv.

[3] Ces trois types d’innovation ont été puisés dans l’ouvrage de Stanley George Sturmey (1958). The economic development of radio. London: Gerald Durckworth & Co., pp. 228 et suiv.

[4] Lénine, Vladimir Ilitch, (1979). L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Paris: Éd. Sociales, p. 10.

[5] Brunet, Michel. (1954). Canadians et Canadiens. Montréal: Fides, pp. 18 et suiv.

[6] Headrick, D. R. The tools of empire, op. cit.; Headrick, D.R. (1988). The tentacles of progress: technology and transfer in the Age of Imperialism, 1850-1940. New York: Oxford Univ. Press; Kennedy, P.M. (1971). Imperial communication and strategy, 1870-1914. English Historical Review, 86,  pp. 728-753; Finn, B.S. (1973). Submarine telegraphy: the Great Victorian technology. Washington: Smithsonian Institute, Thanet Press, Margate; Cameron, R. (1967). Imperialism and technology. Technology in Western civilizations. New York: Oxford Univ. Press, Vol. I,  pp. 692-706; Furst, A. (1922). Im Bankreis von Nauen: die Eroberung der Erde durch die drahtlose Telegraphie. Stuttgart, Berlin: Deutsche Verlags-Anstalt.

[7] Armstrong,  W. (1983). Thinking about ‘Prime Movers’: the nature of early industrialization in Australia, Canada, and Argentina,1870 to 1930. Australian-Canadian studies: an interdisciplinary social science review. Vol. 1, January 1983, pp.57-70; Armstrong, W., McGee, T.G. (1985). Theatres of accumulation. New York, London: Methuen. Voir le chapitre 2 « Development theory and urbanization: rethinking the paradigm » (pp.17-41), et spécialement les pages 34 et suivantes; Armstrong, W. (1988). Le cauchemar impérial: les ambitions industrielles diminuées du Canada, d’Australie et d’Argentine: 1870-1930. Tiers-Monde. (29). Juil-Déc. Tome XXIX, # 115, pp. 529-556; Bettelheim, C. (1972). “Theoretical comments”. In: Arghiri Emmanuel (ed.). Unequal exchange  (pp. 271-323), et spécialement les pages 301 et suiv. New York, London: Monthly Review Press; O’Brien, P.J. (1975). A critique of Latin America theories of dependencies. In: I. Oxaal, T. Barnett, D. Booth (eds.). Beyond the sociology of development: economy and society in Latin America and Africa. (pp. 7-28), et spécialement les pages 13 et suiv. London, Boston: Routledge & Kegan Paul; Poulantzas, N. (1974). Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui. Paris: Seuil. Collection Points # 81.

[8] Armstrong, W. (1985). The social origins of industrial growth: Canada, Argentina, and Australia, 1870-1930. In: D.C.M. Platt et G. di Tella (eds.). Argentina, Australia, and Canada: studies in comparative development, 1870-1965. (pp. 76-85). New York: St. Martin’s Press. (notre traduction).

[9] Ibid, p. 34.

[10] Ibid, p. 35.

[11] Voir: Pye, L. W., (1963). Communications and political development. Princeton: Princeton Univ. Press, p. 4; Woodrow, R.B. et alii. (1981). Conflict over communication policy: study of federal-provincial relations and public policy. Ottawa: C.D. Howe Institute, Policy Commentary # 1, p.3.

[12] Sur le modèle américain: Canada, House of Commons, Debates, (1937). Vol. III, pp. 2910-11,  2433-34; Canada, Debates, (1932), Vol. III, p.3346; Canada, Special Committee on radio broadcasting (1932). Ottawa: J.O. Patenaude,  pp. 64 et suiv. (exposé d’Augustin Frigon), 414-15. Sur le modèle britannique: Canada, Debates. (1936). Vol. IV. pp. 3708-18; Special Committee… (1932), p. 517.

[13] « En 1938, les États-Unis comptent 650 stations et 26 millions de postes récepteurs; sept Américains sur dix écoutent la radio. Nombre de petits postes créés à l’origine ont été regroupés au sein des trois grandes chaînes qui dominent le marché américain: NBC, CBS et ABC. Celles-ci ont les installations les plus puissantes et les plus modernes qui soient au monde. La RCA, elle-même liée aux grandes compagnies d’électricité, domine de son influence les trois grandes chaînes de programmes ». In: Bertho, C. (1981). Télégraphes et téléphones: de Valmy au microprocesseur. Paris: Librairie générale française. Coll. Livre de Poche # 5581, p. 337.

[14] Ellis, D. (1979). La radiodiffusion canadienne: objectifs et réalités, 1928-1968. Gouvernement du Canada: Département de Communication. Approvisionnement et Service Canada. p. 13.

[15] Le témoignage de J. A. Dupont, propriétaire d’une station privée canadienne (CKAC, Montréal), demeure significatif à cet effet. Voir: Special Committee… (1932), op. cit., pp.521-530.

[16] Cette définition est largement conforme à celle que nous retrouvons dans l’encyclopédie Universalis (1985) sous le titre « Nation- le nationalisme »  pp. 945 et suiv. Editeur: Encyclopaedia Universalis (1985), France.

[17] Berger, C. (ed.). (1969). Imperialism and nationalism, 1884-1914: a conflict in Canadian thought. Toronto: Copp Clark Pub. Com., p. 1.

[18] Aitken, H.G.J. (1985). The continuous wave: technology and American radio, 1900-1932. Princeton: Princeton Univ. Press, p. 256; voir également: Rossi, J.P. (s.d.). A ‘silent partnership’: testing the Corporatist with American radio communications policy-making and implementation in East Asia, 1919-1928. (texte inédit). Rutgers University, New Brunswick, NJ., pp. 1-42; Case, J. Y., Case, E.N. (1982). Owen D. Young and American enterprise. Boston: David R. Godine.

[19] Cette puissante compagnie permettra de contrôler entièrement les communications internes et externes, de même que tous les brevets issus de cette technologie sur son territoire. Voir: Tarbell, I.M. (1932). Owen D. Young, a new type of industrial leader. New York: MacMillan; Sarnoff, D. (1928). The development of radio art and radio industry since 1920. In: D. Sarnoff (ed.). The radio industry: the story of its development  (pp. 94-114), New York, Chicago: A. V. C. Shaw Co.

[20] En dressant une liste, même des principaux ouvrages, nous risquerions de laisser dans l’ombre des auteurs importants. Les noms suivants servent toutefois d’indication à notre propos: Owen D. Young, Gleason Archer, Lee DeForest, Paul F. Lazarsfeld, F.B. Jewett, H.L. Jome et Ambrose Fleming.

[21] C’est du moins l’avis qui se dégage de la publication du livre In Context… dans lequel plusieurs historiens de la technologie se sont prononcés sur cette question. Voir à ce propos l’introduction présentée par Stephen H. Cutcliffe et Robert C. Post, (pp.11-20), In: Cutliffe, S.H., Post, R.C. (1989). In Context: history and the history of technology. Essay in honor of Melvin Kranzberg. Bethlehem: Lehigh Univ. Press; London, Toronto: Associated Univ. Presses.

[22] Bloch, M. (1928). Pour une histoire comparée des sociétés européennes. Revue de synthèse historique. Vol. 46. pp. 15-51, citation: pp. 16-17. Il importe de souligner ici que certaines traductions (anglaises) de cette conférence prononcée devant les membres du Congrès international des sciences historiques, à Oslo, en août 1946, ne rendent pas tout à fait la richesse de cette communication, soit parce que la reproduction du texte est incomplète, soit parce qu’un certain nombre de notes infra-paginales manquent. Les deux ouvrages suivant mettent en relief une telle insuffisance: Etzioni, A., Dubow, F.L. (eds.). (1953). Two strategies of comparison (by Marc Bloch). Comparative perspectives: theories and methods. Boston: Little, Brown & Co., pp. 39-42; Lane, F.C., Riemersma, J.C. (eds.). (1953). Towards a comparative history of European societies (by Marc Bloch). Enterprise and secular change. Homewood, III: Richard D. Irwin, pp.494-522. Par contre, l’étude de William H. Sewell, Jr. explicite les propos de Bloch. In: Sewell, W.H. (1967). Bloch and the logic of comparative history. History and theory. Vol. 6., pp. 208-219.

[23] Grew, R. (1980). The case for comparing histories. American historical Review. Vol. 85., p. 776.

[24] Les termes englobant/englobé ont été empruntés à Jean-Marie Floch dans un ouvrage intitulé: Sémiotique poétique et discours mythique en photographie: analyse d’un ‘NU’ d’Édouard Bouba. Centro internazionale di semiotica e di linguistica. Italia, 95. Università di Urbino, série F. L’herméneutique allemande s’est également préoccupée de ce rapport et la pensée de Schleiermacher vis-à-vis de l’oeuvre d’art attribue à la reconstitution historique « la prétention légitime de rendre compréhensible la vraie signification d’une oeuvre d’art et de mettre celle-ci à l’abri de la mécompréhension et d’une fausse actualisation ». In: Gadamer, H.G. (1972). Wahrheit und Method: Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik. Tübingen: J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), p. 159. Voir également  Ricoeur, P. (1955). Histoire et vérité. Paris: Seuil, pp. 31-40, « L’objectivité de l’histoire et la subjectivité de l’historien ».

[25] Lévi-Strauss, C. (1962). Le totémisme aujourd’hui. Paris:Presses universitaires de France, p. 122.

[26] Marx, K. (1877). Lettre publiée dans le journal russe Otechestvennye Zapiski. Citée par Edward Hallett Carr (1962). What is history?  New York: Alfred A. Knopf, p. 82.

[27] Pyenson, L., Sheets-Pyenson, S. (1985). Comparative history of science in an American perspective. History of science in America. News and Views. Vol. III. No. 3. May-June, pp. 3-8.

[28] Ces raisons sont évoquées par Raymond Grew, op. cit., p.769; d’autres sont mentionnées par Lewis Pyenson dans un article intitulé « The incomplete transmission of an European image: physics at greater Buenos Aires and Montreal, 1890-1920 ». American philosophical society. Proceedings. Vol. 122 (1978), pp.92-115 et spécialement les pages 92-93.

[29] Sheets-Pyenson, S. (1988). Cathedrals of science: the development of colonial natural history museums during the late nineteenth century. Kingston, Montreal: McGill- Queen’s Univ. Press; Pyenson, L. (1985). Cultural imperialism and exact sciences: German expansion overseas, 1900-1930. New York: Peter Lang Publishing; Headrick, D. R. The tentacle of…, op. cit.; Brockway, L.H. (1979). Science and colonial expansion: the role of the British Royal Botanic Gardens. New York, Toronto: Academic Press.

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