I- CANADA
Les premières années de la SRC furent consacrées presque exclusivement à répondre aux exigences technologiques et financières découlant de l’édification des réseaux français et anglais. Si la guerre amène Radio-Canada à surseoir plus ou moins complètement à ses grands travaux de construction, elle favorise néanmoins une programmation mieux adaptée à la société canadienne. Plusieurs auditeurs habitués à écouter des stations frontalières américaines se tournent désormais vers la SRC qui est en mesure de mieux les informer sur les déplacements des troupes canadiennes à l’étranger (le Canada est en guerre, mais non les États-Unis) et de rejoindre un plus grand nombre de la population grâce à ses neuf émetteurs installés à travers le pays dont quatre de 50 kilowatts qui desservent de vastes périphéries rurales en même temps que des centres urbains. Pour favoriser équilibre et excellence, Radio-Canada s’est donnée comme politique première de concentrer ses ressources sur le développement des caractéristiques nationales et de chercher ensuite à obtenir quelques-unes des meilleures émissions présentées dans d’autres pays, et notamment de la Grande-Bretagne et des États-Unis.[1] Cette formule, quoique satisfaisante, ne comble pas pleinement les attentes des Canadiens; en raison de la guerre, les nouvelles d’intérêt international prennent de plus en plus d’importance et la SRC se doit d’être à l’écoute dans une proportion plus importante de l’actualité mondiale.
Le 18 décembre 1939, une première équipe radiophonique composée d’un annonceur et d’un technicien s’embarque à bord d’un vaisseau amiral de la première division de l’Armée active. Son double mandat est d’assurer une information soutenue entre les troupes canadiennes cantonnées au Royaume-Uni et les auditeurs canadiens tout en contribuant au service radiophonique de l’Empire qui relève de la BBC. Grâce aux émetteurs d’ondes courtes de la BBC, les auditeurs du Canada peuvent recevoir plusieurs émissions dont celles réalisées par l’équipe canadienne d’outre-mer. Celles-ci galvanisent les auditeurs d’un bout à l’autre du pays et le directeur général des programmes de la SRC s’empresse, au début des années ’40, de détacher deux autres annonceurs et techniciens et d’expédier en même temps un car de reportage spécialement conçu pour la guerre et doté d’équipement portatif pour les reportages du front. Cette initiative permet à Radio-Canada d’ajouter à sa demi-heure hebdomadaire deux nouvelles émissions d’outre-mer régulières. De plus, l’équipe de reporters canadiens prête son concours à la BBC pour réaliser trois émissions hebdomadaires, d’une demi-heure chacune, destinées aux troupes canadiennes en Grande-Bretagne. Les militaires peuvent entendre d’ailleurs toutes les semaines un quart d’heure de nouvelles du Canada ainsi que dix minutes de nouvelles sportives transmises par un annonceur affecté à la station d’outre-mer. Au cours de la guerre, pas moins de quatre cars de reportage suivront les déplacements des troupes canadiennes à travers l’Europe, sans compter que les techniciens de Radio-Canada seront appelés à installer une puissante station d’ondes courtes à Brazzaville, en Afrique-Équatoriale française.
Le succès des émissions d’outre-Atlantique dû à l’action longuement concertée de la division des programmes et des services techniques démontre que les rouages de Radio-Canada sont restés assez souples pour s’adapter promptement à des besoins nouveaux. Il en est de même pour l’inauguration du service des nouvelles, le premier janvier 1941, qui comble du même coup les voeux des auditeurs canadiens qui demandent des bulletins d’information, des commentaires et des chroniques d’actualité en nombre croissant. Jusqu’à ce jour, les bulletins de nouvelles étaient presque tous rédigés par l’agence de Presse canadienne. Consciente de l’importance qu’il y a de promouvoir l’information sans bouleverser l’économie générale des émissions consacrées à la musique et au divertissement, Radio-Canada voit dans la création de ce service un instrument additionnel pour atteindre ses objectifs nationaux. Peu avant l’ouverture de ses deux salles centrales de nouvelles, l’une située à Toronto (service anglais), l’autre à Montréal (service français) ainsi que de ses salles régionales (Halifax, Winnipeg et Vancouver), Radio-Canada entreprend des pourparlers avec la Presse canadienne, la British United Press, la Associated Press, la United Press et la Reuters pour avoir accès à l’information de ces grandes agences de presse par téléscripteur. D’autres ententes permettent d’augmenter cet apport, comme celles conclues avec les pays d’Amérique latine pouvant relayer l’information sur ondes courtes à la station réceptrice d’Ottawa.[2] À la fin de l’année 1941, la SRC consacre plus de 20% de sa programmation aux nouvelles régionales, nationales et internationales et insère dans son plan général d’émissions deux fois plus de productions consacrées à la guerre.
L’engagement de Radio-Canada au niveau de la coopération internationale s’accroît considérablement au cours de la Seconde Guerre mondiale. Par une expérience et une production radiophonique accrues, la Société est en mesure de négocier certains échanges d’émissions avec les grands réseaux, de diffuser ses propres émissions dans d’autres pays tels la Nouvelle-Zélande ou l’Australie et de seconder d’autres centres de radiodiffusion comme celui des Antilles britanniques. Bref, la Société assume de nouvelles fonctions qui vont favoriser son entrée sur la scène internationale. Les lettres de noblesse qu’elle acquiert au cours de cette période s’accompagnent d’autres exigences: « de tous les grands pays commercialisés au monde, le Canada est le seul qui accuse un retard considérable sur le développement des ondes courtes. »[3] À l’instar de l’Afrique du Sud, le Bureau des gouverneurs ne dispose pas de pouvoirs suffisamment étendus pour lui permettre d’être libre de toute contrainte. Le 18 septembre 1942, un arrêté ministériel institue le Service International de Radio-Canada (SIR) qui sera exploité pour le compte du Canada par la Société et financé entièrement par une subvention distincte de l’État. L’année suivante, deux émetteurs de 50 kilowatts munis de trois antennes directionnelles sont construits près de Sackville (Nouveau-Brunswick) et le siège de ce nouveau service est établi à Montréal.
Les premières opérations d’essai ont lieu le 25 décembre 1944, et cela par une transmission quotidienne de trois heures lancée en Europe. Le 25 février 1945, date de l’inauguration officielle du service, le nombre d’heures de diffusion dépasse le cap des 50 heures par semaine. Les émissions proviennent toutes de Montréal et sont relayées par lignes terrestres jusqu’à Sackville; de là, elles sont diffusées à travers tout l’Europe. Lors de son inauguration, le SIR émet déjà en quatre langues (anglais, français, allemand et tchèque) et prévoit, dans un avenir prochain, ajouter des émissions en hollandais, danois, suédois, espagnol, portugais, slovaque et italien. Au cours des années ’50, d’autres programmes radiophoniques présentés en langue russe, ukrainienne, polonaise et hongroise viendront compléter l’éventail de cette production multilingue.
Pour connaître les véritables raisons qui ont motivé la création d’un service international sur ondes courtes, nous devons remonter en 1938, date à laquelle eut lieu la Conférence internationale de radiodiffusion au Caire. À cette époque, il y avait trois à quatre fois plus d’utilisateurs d’ondes courtes que ne le permettait la bande de fréquences. Dans les mois qui suivirent, l’Union Internationale de Radiodiffusion à Berne assigna à chacun des pays des fréquences spécifiques, et le Canada en obtint six, bien que le Bureau de Berne lui en ait réservé initialement neuf.[4] Le Canada qui tardait à utiliser ses fréquences en perdit quelques-unes au profit d’autres pays. L’alerte obligeait à réagir: plus l’on tardait, plus il serait difficile de réclamer sa part. Il fallait donc occuper le plus rapidement possible les fréquences que lui avait attribué le Bureau de Berne; les émetteurs de Sackville répondaient à cette urgente nécessité.
Dès 1937, Leonard W. Brockington avait attiré l’attention du gouvernement sur les avantages que le Canada pourrait retirer d’une telle station. Mais, le véritable artisan de ce projet national est, sans contredit, Augustin Frigon. L’expérience et l’estime dont il jouit ont favorisé ses démarches auprès du gouvernement qu’il presse d’agir promptement. Au cours de l’année 1939, il constitue un solide dossier sur ce projet en s’appuyant, entre autres, sur les aspects suivants: rapport d’études menées en Europe, devis estimatif de la station, appui des députés, des éditorialistes et des hommes d’affaire, rôle de la future station à l’échelle nationale et internationale, emplacement, personnel requis, etc. À cela s’ajoutent les raisons militaires qui découlent du conflit mondial: maintenir un contact avec les troupes canadiennes à l’étranger, assurer une information constante entre les pays membres du Commonwealth, contrecarrer la propagande allemande, etc. En temps de paix, on prévoyait que cette station deviendrait un outil indispensable pour stimuler les échanges commerciaux comme, par exemple, entre le Canada et les pays d’Amérique latine. À cet égard, on rappelait que les États-Unis avaient mis à profit ce nouveau médium dans leurs rapports avec ces pays. De plus, on espérait que la station viendrait combler un besoin auprès des populations francophones situées dans les Maritimes et dans l’Ouest du pays, lesquelles étaient privées de l’écoute française, le réseau d’ondes longues diffusant presque entièrement en langue anglaise. L’étude d’ingénierie menée par Augustin Frigon n’avait négligé aucun aspect national ou international. Qu’il s’agisse de l’emplacement à Sackville où les marais de Tantramar s’avèrent l’un des terrains les plus propices au monde à la diffusion sur ondes courtes, du rôle de ce médium vis-à-vis des valeurs démocratiques qui doivent être maintenues ou du message de réconciliation des deux races et des deux religions que le Canada était censé livrer aux autres nations, tous les aspects du projet ont fait l’objet d’une attention minutieuse.[5]

Canuel, Alain. « Augustin Frigon et la Radio Nationale au Canada. » Scientia Canadensis, volume 19, 1995, p. 29–50. doi:10.7202/800393ar (voir en ligne). Cliquez ici pour télécharger cet article en format PDF.
La mise en opération du service international ne réglait pas entièrement le problème de l’attribution des fréquences. Au plan national, la SRC avait dû retarder d’importants projets ne pouvant ainsi utiliser pleinement ses fréquences d’ondes longues. En outre, la ratification de l’Accord de la Havane, différé de quatre ans, permettait aux États-Unis de tirer pleinement profit de cette situation, les accords antérieurs à 1937 les privilégiant à cet égard. Peu avant la fin des hostilités, Radio-Canada met sur pied un second réseau national de langue anglaise: le réseau Dominion qui relie, dès lors, 34 stations privées d’un océan à l’autre à la station-clé de Toronto. C’est que les radiodiffuseurs indépendants revendiquent depuis longtemps un réseau privé parallèle aux réseaux français et anglais de Radio-Canada, dont celui-ci comptait 34 stations (6 de Radio-Canada et 28 stations privées affiliées) et celui-là, 13 stations (3 de Radio-Canada et 10 stations privées affiliées). Ils se plaignaient également de l’attitude de la Société qui, selon eux, retarde indûment l’autorisation d’augmenter la puissance émettrice, situation qui avantage les radiodiffuseurs privés américains.[6] Du reste, les propos tenus par l’Association des radiodiffuseurs canadiens (ARC) contiennent une part de vérité. La politique de Radio-Canada est officiellement établie depuis longtemps: toutes les stations de grande puissance du Canada doivent appartenir à son service national.
La guerre terminée, il est impérieux que la Société mette en œuvre ses projets les plus urgents visant à l’érection d’émetteurs puissants, car l’une des dispositions du traité de la Havane prévoit que les stations destinées à utiliser les fréquences assignées doivent être en cours dès 1949. D’une part, il faut protéger les ondes canadiennes contre certaines stations américaines très puissantes qui menacent d’occuper entièrement des fréquences partagées avec des stations canadiennes; et d’autre part, la SRC ne peut financièrement faire face aux dépenses élevées engendrées par une augmentation importante de la puissance de ses propres postes.[7] Peu avant l’échéance prévue par l’Accord, Radio-Canada fait construire deux émetteurs de 50 kilowatts chacun, l’un en Alberta (CBX) et l’autre au Manitoba (CBW). Au cours de la même période, la Société accorde aux stations CFRB (Toronto), CKLW (Windsor) et CKAC (Montréal) la permission d’augmenter leur puissance à 50 kilowatts alors que le règlement canadien stipule que toute station privée ne peut dépasser 5 000 watts.
Malgré des efforts soutenus pour compléter l’infrastructure nationale du réseau par l’addition d’émetteurs à haute puissance dans les endroits stratégiques du pays et d’émetteurs-relais pour atteindre à moindre coût les régions éloignées, la SRC est en butte à de constantes attaques. À peine vient-elle de réaliser la troisième et dernière phase de son projet initial, qu’elle se retrouve au banc des accusés. Dès les premières audiences du Comité parlementaire de 1947, l’ARC se plaint de la concurrence injuste de Radio-Canada; elle réclame une révision complète de la Loi canadienne dont l’abolition des fonctions réglementaires de la Société d’État, de même que la suppression de la redevance sur les récepteurs.[8] Même s’il est vrai que Radio-Canada est à la fois juge et partie pour tout cas litigieux impliquant un radiodiffuseur privé, cela ne remet pas en cause pour autant le processus démocratique. En recommandant la formation d’un Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion (aujourd’hui, le Conseil de Radiodiffusion et de Télévision Canadiennes [CRTC]), la Commission Fowler maintient même après 20 années d’existence de la SRC que:
…pour aussi longtemps qu’on puisse prévoir, nous continuerons d’avoir un seul régime de diffusion dans le cadre duquel seront intégrés tous les postes de radio et de télévision, publics et privés, actuels et futurs, réglementés et contrôlés par un organisme représentant l’intérêt public et relevant du Parlement.[9]
La querelle sur les buts ultimes du système canadien de radiodiffusion n’a jamais véritablement perdu de son ampleur. Depuis le 7 janvier 1926, date à laquelle l’ARC se réunit pour la première fois à Montréal afin de se pencher sur la Loi des droits d’auteurs que le Parlement s’apprête à amender, de nombreux désaccords l’ont opposé à l’action de l’État. De la Commission Aird (1928) à la Commission Massey (1949) en passant par la Commission canadienne de la radiodiffusion (1932) et les nombreux Comités parlementaires qui lui ont succédé, les radiodiffuseurs privés n’ont jamais craint de faire valoir leur point de vue à tous égards. Toutefois, les rapports de force entre les intérêts publics et les intérêts privés se sont exercés dans un esprit démocratique, et de ce point de vue nul ne saurait mettre en doute l’intégrité de la radio canadienne. Dès lors, il est de bonne guerre que l’ARC cherche à renforcer sa position au niveau de la radiodiffusion nationale et que l’État veille aux intérêts du pays. Cette dialectique fonde l’existence même de la radio canadienne à partir de laquelle la Commission Fowler (1955) émettra ses recommandations.
La radio M.F. qui fait son apparition après la Seconde Guerre mondiale suscite l’intérêt de tous. Les radiodiffuseurs privés voient en elle une source de revenus supplémentaires tandis que la SRC croit qu’elle peut « surtout servir, du moins au début, à l’amélioration du service local et, en même temps, au désencombrement de la bande ordinaire… »[10] À long terme, les visées des uns et de l’autre ne seront pas nécessairement incompatibles, puisque le gouvernement encourage les radiodiffuseurs privés à solliciter un permis de station M.F. et qu’il consent à la publicité sur les ondes. Le plan d’action qu’il élabore et les consultations régulières qu’il a avec le secteur privé sont caractéristiques des conditions d’évolution de la radio d’après-guerre. Certes, le deux partis ne peuvent toujours vivre en parfaite harmonie. Leurs divergences de point de vue en témoignent. Nonobstant, nous sommes témoins d’une société qui non seulement s’est dotée d’un système hybride capable de faire place aux compromis, mais qui privilégie un système susceptible de répondre aux valeurs sociales et culturelles des deux peuples fondateurs. Une fois ces conditions essentielles remplies, c’est-à-dire lorsque l’épouvantail de la nationalisation – pour reprendre l’expression de la Commission Fowler – s’efface au profit d’une meilleure collaboration entre les secteurs public et privé et lorsque l’équité des services satisfait, dans des limites raisonnables, la population canadienne, la SRC peut enfin étendre son réseau dans le Grand Nord canadien, région de quelque 1 200 000 kilomètres carrés dont font partie l’archipel de l’Arctique supérieur, le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et les zones septentrionales de toutes les provinces, à l’exception des Maritimes. Inauguré officiellement en 1958, le Service du Nord se veut l’aboutissement des projets mis sur pied au cours de la Seconde Guerre mondiale. Grâce aux améliorations techniques et à l’utilisation des émetteurs à ondes courtes de Sackville, ce service offrira, dès 1960, une programmation en inuktitut (langue esquimaude), en anglais et en français.
L’expansion que connaît la SRC au cours des années ’40 constitue une étape majeure dans le développement de la radio au Canada. La création, en 1944, du réseau Dominion qui s’ajoute à l’infrastructure du réseau anglais existant, le nouveau service international (SIR), inauguré officiellement en 1945, qui dote le pays d’un système transnational et la mise en opération, en 1946, des trois premières stations expérimentales M.F. à Toronto (VE9EV) et à Montréal (VE9FD et VE9CB) permettent de jauger, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, l’impact du système radiophonique canadien. D’autres actions, plus discrètes, n’en ont pas moins contribué à promouvoir l’idée du nationalisme qui vernissait la radio d’avant-guerre. Au cours des années ’40, le réseau radiophonique français accroît considérablement son rayonnement; l’augmentation de la puissance émettrice et l’affiliation de nouvelles stations au Québec viennent consolider la base centrale de ce réseau. Plus importants demeurent les efforts déployés pour desservir un plus grand nombre de minorités d’expression française en dehors de la province. Des stations privées du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario, du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta viennent se joindre au réseau français et des émetteurs-relais mis au point par la SRC sont installés au Québec, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse.[11] Dès lors, la Société peut transmettre d’Edmonton à Moncton des émissions réalisées en français et poursuivre un objectif d’égalité qu’elle souhaitait voir un jour se réaliser.

L’ancien drapeau national de l’Afrique du Sud (1928 à 1994)
II – AFRIQUE DU SUD
Peu avant le début de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement sud-africain avait furtivement planifié l’achèvement de la station réceptrice à Panorama, située au Nord de Johannesburg, qui lui fut d’une très grande utilité au cours de la guerre. Celle-ci était pourvue d’un système à multiples fonctions appelé « diversity receiving station » qui servait, entre autres, à enregistrer instantanément toutes les émissions radiophoniques ennemies pour ensuite les transcrire et les télégraphier au ministère de la Défense. Les messages captés pouvaient être rapidement passés au crible, permettant ainsi au gouvernement sud-africain de contrôler et de traiter efficacement toute entrée d’information relative à la guerre. L’un des services les plus appréciés de la communauté culturelle anglophone fut certainement le fait que cette station demeurait en contact permanent avec la BBC et pouvait relayer un plus grand nombre de ses émissions. De plus, lorsqu’on envoya au début du conflit des troupes sud-africaines en Afrique du Nord, les parents et amis des combattants pouvaient recevoir des messages, et parfois en transmettre grâce à une unité mobile d’enregistrement qui suivait les déplacements des troupes. À coup sûr, les Afrikaners percevaient la construction de cette station comme un privilège additionnel, eux qui ne possédaient encore qu’un piètre réseau ‘temporaire’ en comparaison du nombre et des services du réseau anglais; et comme pour ajouter à cette déficience, les autorités militaires s’approprièrent l’émetteur de Robert Heights qui constituait avec celui de la ville du Cap, l’épine dorsale du réseau afrikaner.
Mis à part la station militaire de Panorama dont bénéficie directement la SABC, nous ne saurions parler de véritables progrès techniques au cours de la Seconde Guerre mondiale. La puissance totale des stations émettrices qui n’augmente que de 3.7 kilowatts, entre 1941 et 1945, est répartie ainsi:[12]
En contrepartie, la guerre provoque une hausse sensible des licences de réception passant de 250 000, en 1939, à 375 000, en 1945. Cette augmentation est principalement due au fait que la SABC complète au cours de cette période sa programmation quotidienne par divers reportages et qu’elle présente un bulletin de nouvelles à chaque heure du jour. Elle comble également son horaire en présentant des émissions diffusées en direct depuis Londres. Et pour la première fois de son histoire, la radio sud-africaine présente journellement une émission de 15 minutes en langue Xhosas, émission qui sera vue comme l’ancêtre de radio Bantu.[13]
Ces initiatives ne suffisent toutefois pas à masquer l’utilisation propagandiste de la radio par le Premier ministre Smuts qui profite de cet engouement de la radio pour livrer son message à la nation. Le 27 avril 1941, il s’adresse à la population sud-africaine dans un discours jugé des plus éloquents et des plus convaincants de sa carrière politique. Son allocution radiophonique se limite essentiellement à rallier le peuple à la cause des Alliés et à dénoncer le méfait des nazis qui jouissent de l’appui moral chez bon nombre d’Afrikaners. Smuts proclame que:
Depuis septembre 1939, sa volonté [Hitler et le parti nazi] de dominer le monde est marquée par le sang dans bien des pays libres. Le caractère de cette nouvelle organisation est clairement exprimé par l’asservissement de la majeure partie de l’Europe. Ses principes et son action sont vus comme une menace certaine des fondements de la civilisation libre de l’Occident.[14]
L’année suivante, le général Smuts intervient sur les ondes pour recruter de nouveaux soldats – puisqu’il n’y a pas de loi votée pour la conscription, les Afrikaners s’opposant catégoriquement à mener le combat aux côtés des Britanniques – afin d’appuyer l’unité militaire sud-africaine cantonnée à Tobrouk (Libye). Il s’adresse aux citoyens de tous les coins du pays en sollicitant leur appui pour fournir un contingent de 7 000 hommes dans cette région:
L’Afrique du Sud a de quoi être fière de son armée et de son effort de guerre; je suis persuadé que notre peuple ne laissera à aucun moment voir cet effort amoindri /…/ Plusieurs ont, jusqu’ici, été réticents [à collaborer] soit parce qu’ils ne ressentaient pas un besoin pressant, soit parce qu’ils ne partageaient pas les politiques de guerre de ce pays et qu’ils n’anticipaient pas de danger pour l’Afrique du Sud. Aujourd’hui, aucun jeune patriote de ce pays ne peut persister dans une telle attitude. L’appel au service militaire est maintenant des plus urgents.[15]
Cet appel à la jeune nation sud-africaine est largement suivi et bon nombre d’employés de la SABC seront libérés de leur fonction pour se joindre aux forces armées. L’enrôlement du personnel de la Société, en grande majorité des anglophones, va permettre aux Afrikaners d’occuper les postes vacants et d’accroître ainsi leur influence à tous les niveaux administratifs de la Société d’État. Au moment où les Afrikaners prennent les rênes de la radio d’État, surgit une station pirate appelée Radio Liberté. Chaque soir, pendant une heure, cette dernière diffuse des propos mordants à l’égard des nationalistes (afrikaners) opposés à la guerre. Plusieurs suspectent fortement que Radio Liberté est opérée clandestinement par des membres anglophones qui occupent toujours des postes clés au sein de la Société d’État. Tout cela ne fait qu’empirer les relations de travail à la SABC et entretenir des sentiments d’antipathie.[16]
Conscient du danger que pose cette dualité politique à l’intérieur de la Société et de son propre gouvernement, Smuts agit avec circonspection lorsqu’il proclame des élections générales, le 7 juillet 1943. Comme le rapporte le journaliste Alexander Stewart:
Le résultat de cette élection demeure tout aussi important pour le monde entier que pour l’Afrique du Sud. L’Allemagne a pris conscience de sa portée puisque tout au long de cette campagne elle a transmis, chaque soir, deux heures d’émission depuis la station de Zeesen, située en Afrique du Sud, afin d’influencer le vote /…/ L’issue [de cette élection] se résume donc à la neutralité versus à la participation continue à la guerre.[17]
Par l’intermédiaire de la station Zeesen, la population sud-africaine pouvait être rapidement informée sur les déplacements ainsi que sur les gains et pertes de l’armée allemande. L’annonceur, Sydney Eric Holm, opérait cette station avec l’assistance des services secrets allemands. Grâce à cette précieuse collaboration, il pouvait suivre, commenter et analyser le déplacement des troupes sud-africaines dans les 24 heures qui suivaient leur départ. Son militantisme ne s’arrêtait pas là: les Alliés trouvèrent à la fin de la guerre des dossiers constitués de renseignements militaires détaillés du Bureau des Affaires extérieures de Berlin. Preuves à l’appui, Holm et ses collaborateurs sud-africains furent trouvés coupable d’avoir coopéré avec le ministère allemand de la Propagande.[18]
Au lendemain du conflit mondial, c’est toute la radio sud-africaine qui est remise en question; la période climatérique qu’elle vient de traverser est symptomatique des événements futurs et le gouvernement se doit maintenant d’agir. La question que se pose le public est de savoir si l’on doit « fermer ou réformer la Société ». Dans les conditions actuelles, de répondre le député Morris Alexander, la majorité de la population préférerait qu’elle soit fermée. Nous ne voulons pas, dit-il, de cette Société d’État que nous avons connue, et encore moins hériter de son système. Selon lui, le ministre responsable a perdu le contrôle de la situation: le Bureau des gouverneurs n’exerce ni influence, ni censure auprès des directeurs des stations qui dirigent cette affaire comme bon leur semble. Aucun rapport, précise-t-il, n’a été déposé en 1943 et 1944, si ce n’est celui de 1942 qui a servi de succédané.[19] Ces récriminations reflétaient un mécontentement général, mais soulignaient surtout la carence du gouvernement. Depuis la nationalisation de la radio en 1936, le gouvernement sud-africain n’avait pas véritablement cherché à aplanir les difficultés liées à la création du réseau afrikaner et à développer un plan d’ensemble capable de répondre aux attentes de la population en général. Le problème auquel faisait face le gouvernement n’était pas nouveau. En 1942, le révérend, C.W.M. Du Toit, pressait le ministre Clarkson d’intervenir afin que la SABC puisse offrir un service de nouvelles convenable et réorienter la programmation du réseau afrikaner.[20]
À présent, les dirigeants de la radio d’État, qui s’étaient peu soucié du public, faisaient face à un autre problème. La guerre avait favorisé un mouvement migratoire vers les villes, et conséquemment avait créé une demande de service en langue afrikaner. Techniquement, cela posait des difficultés; lorsque la SABC avait décidé, au début, de créer un réseau afrikaner, elle avait contourné le problème en réservant les ondes moyennes pour les villes et les ondes courtes pour les régions en périphérie. L’arrivée massive des Afrikaners dans les grands centres urbains obligeait à une nouvelle répartition des ondes moyennes; cela s’avérait difficile, compte tenu des limites techniques de l’équipement. [21] Le parti d’opposition national n’avait pas fini de multiplier les revendications. Voilà maintenant que le député Alexander s’en prenait à la SABC pour avoir délaissé les aborigènes et suggérait de leur donner « quelque chose qu’ils aimeraient entendre, quelque chose qui tienne compte de leurs coutumes et qui soit présenté dans la langue vernaculaire. »[22] Sans doute, les 15 minutes d’émissions présentées en langue Xhosas avaient-elles favorisé un désenclavement des régions où vivaient ces autochtones, mais le député nationaliste estimait que ce service devait être répandu dans toutes les communautés indigènes comme en Afrique centrale ou sur la Côte-de-l’Or (Ghana).[23]
Manifestement, ni le gouvernement ni la SABC n’étaient en mesure de donner suite à toutes ces demandes, d’où l’intention de former un Comité spécial pour étudier toutes ces questions et formuler les recommandations nécessaires tant au niveau de la réorganisation du Bureau des gouverneurs, de l’érection de nouvelles stations qu’à celui des coûts d’opération. Dans l’immédiat, l’expansion des réseaux et l’amélioration des services plaçaient la SABC devant une crise financière inévitable et ne lui laissait d’autre choix que cette alternative: ou bien hausser le coût des licences, déjà considéré comme le plus élevé au monde, ou bien trouver une autre source de revenus. Le gouvernement avait englouti pratiquement toutes les recettes de la Société pour subvenir aux nécessités de la guerre, l’exemple le plus probant étant sans doute celui de la station de Panorama. Le retour à la paix l’obligeait pour l’heure à reconsidérer la structure des réseaux en fonction des besoins nouveaux de la société.
La solution envisagée par le Bureau des gouverneurs favorisait l’introduction de la publicité. L’étude sur place des services commerciaux aux États-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande démontrait à l’évidence la rentabilité de cette pratique. Le ministre des Postes, J.W. Mushet, demeurait convaincu que ce système était favorable pour l’Afrique du Sud d’autant qu’il devait être contrôlé par la Société. Les demandes d’exploitation commerciale de la radio étaient nombreuses et le public semblait favorable à cette proposition « puisqu’il y avait de fortes chances que ce service soit limité aux régions peu peuplées comme c’était le cas dans les autres pays. »[24] La réalisation de ce projet ne devait interférer d’aucune façon avec les réseaux anglais et afrikaner qui devaient conserver un caractère non commercial. Le ministre Mushet décida d’implanter un troisième réseau et de réexaminer le plan de développement initial. Plutôt que de construire de nouvelles stations pour accommoder les réseaux existants et de créer parallèlement d’autres stations commerciales, ce dernier estimait que l’on devait procurer aux stations existantes l’équipement nécessaire pour opérer sur la base d’un triple réseau.
En 1947, la SABC projette « de remplacer ses 15 émetteurs par 36 autres nouveaux dont la puissance globale doit atteindre 150 kilowatts.[25] Du même coup, elle modernise ses studios et construit de nouveaux édifices, satisfaisant ainsi aux exigences les plus sévères de ce plan. L’année suivante, cinq nouveaux émetteurs de type AM sont installés respectivement à Pretoria, Johannesburg, Durban, Bloemfontein et Port Elizabeth. Chacun de ces émetteurs possède une longueur d’onde spécifique qui doit lui permettre de rayonner sur une distance de plus de 150 kilomètres et de ne pas interférer. La mise en service du réseau commercial, mieux connu sous le nom de Springbok Radio, ne s’effectuera pas avant le 1 mai 1950; l’expansion complète, voire nationale, de ce réseau dont les premières opérations ont débuté au Transvaal ne sera achevé que 18 mois plus tard, soit le 1 octobre 1951. La réalisation de ce vaste projet national permet à la SABC d’accroître ses revenus, et surtout le nombre de ses auditeurs: entre 1945 et 1950, le nombre de licences d’écoute passe de 373 411 à 554 865, ce qui représente une augmentation de près de 50%. Cette progression offre un crédit suffisant à la SABC pour entamer une phase plus complexe de son plan de développement. L’Afrique du Sud veut désormais rayonner au plan international et offrir à ses auditeurs l’opportunité de s’enquérir des nouvelles du monde à partir de son propre réseau.
En 1949, le ministre des Postes, T. E. Dönges, prend les dispositions nécessaires pour amender la Loi de 1936 qui ne permet pas à la SABC de dresser un émetteur en dehors du pays. En d’autres termes, la Société n’a pas le pouvoir légal de diffuser ses émissions dans d’autres pays et cette situation doit être corrigée si, comme le prétend le ministre, l’Afrique du Sud veut jouer un rôle plus actif dans le développement de ce continent. Le Bill qui est présenté en seconde lecture à l’Assemblée nationale, le 9 mars 1949, élargit les pouvoirs de la Société, notamment par l’article premier qui prévoit « d’entreprendre à la demande du ministre les démarches nécessaires afin que les auditeurs d’autres pays puissent capter ses émissions. »[26] Dès la promulgation de la nouvelle Loi, le 8 avril 1949, la SABC met en service une station expérimentale à ondes courtes située à Paradys, près de Bloemfontein. Le premier rôle de cette super-station est de diffuser au sud-ouest africain (aujourd’hui, la Namibie) et d’irradier simultanément dans tous les pays les émissions qui proviennent des trois réseaux et qui sont diffusées sur trois longueurs d’onde différentes. En décembre 1950, la station pourvue de nouveaux émetteurs inaugure un service de diffusion international (Africa Service). Qui plus est, elle vient de solutionner un problème commun à bien d’autres pays: l’insuffisance des longueurs d’onde, courte et moyenne. Les perturbations atmosphériques et la superficie du pays ont été, jusqu’à présent, les principaux facteurs responsables de la portée limitée des ondes. L’installation d’émetteurs dans différents centres du pays n’a pu, jusqu’ici, desservir convenablement toutes les régions périphériques. Pour couvrir adéquatement certains secteurs, il aurait fallu multiplier les émetteurs dont les fréquences et l’Afrique du Sud, comme les autres pays du reste, ne disposait, en vertu des conventions internationales, que d’un nombre limité de fréquences. La station de Bloemfontein située presque au centre du pays vient corriger cette lacune avec ses neuf émetteurs ultra-puissants et va même rendre possible, quelques années plus tard, la diffusion d’émissions radiophoniques en fréquence modulée (FM) et celle d’émissions télévisées.
En même temps qu’elle projette de rayonner au plan international par l’intermédiaire des ondes courtes, la SABC manifeste également son intention de constituer son propre service de nouvelles. Cette décision remonte au mois d’août 1949, alors que le Bureau des gouverneurs informe la BBC qu’à partir du 1 janvier 1950, elle ne relayerait plus les nouvelles en provenance de Londres. Certains commentaires émanant de la presse écrite attribuent cette décision au fait que la BBC témoigne d’un esprit partisan en présentant de larges extraits des discours de l’ancien Premier ministre Smuts.[27] Sans doute, le Parti nationaliste porté récemment au pouvoir a-t-il cautionné l’idée de ce projet, mais la Société soutient publiquement qu’elle désire mettre sur pied son propre service de nouvelles, attendu que les politiques de la BBC diffèrent de celles de la SABC.[28] Malgré des efforts soutenus, le nouveau service d’information n’amorcera officiellement ses activités que le 17 juillet 1950.
Le caractère nationaliste de la radio sud-africaine demeure fortement typé. La radio commerciale n’est qu’un exemple de l’intérêt accordé au développement d’autres systèmes et l’inclination particulière que montre l’Afrique du Sud pour les modèles canadien, australien et néo-zélandais ne trompe pas. La maturité que les filles de la mère patrie ont acquise entre les deux guerres dénote, à un second niveau de lecture, une influence réciproque qui tient compte davantage de leur cheminement autonomiste que de leur filiation maternelle. Cependant, une telle indépendance ne s’acquiert que progressivement et l’influence culturelle est peut-être le dernier vestige de la grandeur impériale qui subsiste longtemps après que les pays colonisés ne soient débarrassés du joug politique de la Grande-Bretagne.
À maintes reprises, le Canada a joué un rôle de premier plan dans l’acquisition d’un statut d’indépendance et a été salué comme un précurseur auprès des pays membres de l’Empire. La nationalisation de la radio en 1936 de même que la création d’un réseau français dans ce pays ne pouvaient laisser l’Afrique du Sud indifférente. Le modèle de la radio canadienne ne pouvait toutefois s’appliquer intégralement, eu égard aux particularités sociales, économiques et politiques qui ressortissent à l’Afrique du Sud. Le réseau afrikaner créé, lui aussi, en 1937 n’a hérité d’aucune station privée et ne s’étend encore moins sur une seule province comme au Québec. Par contre, les réseaux afrikaner et français font appel à une identité culturelle solidement enracinée dans le terroir et n’expriment aucune ambiguïté vis-à-vis de leur appartenance. Évidemment, cela implique qu’ils doivent compter sur leurs propres ressources culturelles pour assurer la viabilité du réseau qu’ils veulent ‘autogène’ et singulier. Avant d’assumer pleinement son rôle social, il était indispensable que la radio afrikaner dispose d’un appui politique suffisant pour se développer, du moins techniquement, dans des conditions analogues à celles du réseau anglais.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le réseau afrikaner est non seulement anémié par les besoins militaires pour lesquels il a dû céder un de ses principaux émetteurs, mais également par les tergiversations politiques qui ont contribué à maintenir sinon à élargir l’écart entre les deux réseaux. Corrélativement, nous ne pouvons parler du réseau afrikaner sans nous référer aux Afrikanders eux-mêmes qui sont la raison d’être de son existence. Or, le déclenchement du conflit mondial provoque une réorganisation des communications nationales depuis que Smuts a donné son appui formel à la Grande-Bretagne. Même si d’emblée les Afrikanders ne sont pas sympathiques à la cause britannique, ils doivent obtempérer aux ordres et se soumettre aux mesures de guerre. L’utilisation militaire de l’émetteur de Robert Heights est donc entièrement justifiée tout comme la construction de la station à Panorama.
En nous appuyant sur cette logique, nous pouvons certes mieux comprendre le rôle de la radio comme instrument de cette guerre, mais il reste qu’au plan national ces décisions peuvent avoir de profondes répercussions. À supposer que le réseau anglais ait été amputé d’un de ses principaux émetteurs et que le réseau afrikaner ait hérité de la station de Panorama, cela aurait-il véritablement réduit l’inadéquation entre les deux réseaux? La situation de la radio en 1945 aurait-elle été la même, puisqu’en somme la guerre ne fait aucune distinction entre réseau afrikaner et réseau anglais? Cela aurait-il contribué à modifier les perceptions et les comportements des deux communautés culturelles? Au fond, toutes ces questions demeurent sans fondement si nous ne cherchons pas à les situer par rapport au contexte politique d’après-guerre qui se veut profondément nationaliste. Dans cette perspective, le nationalisme ne se définit plus uniquement comme l’exaltation ou la détermination des deux communautés culturelles à vouloir revendiquer pour elles-mêmes ce qu’elles considèrent chacune comme des droits fondamentaux; cette affirmation s’actualise également au moyen d’autres nécessités fondées sur un consensus donné. Dès lors, le nationalisme d’après-guerre ne peut plus être saisi et interprété sur la base des dichotomies central/périphérie ou anglais/afrikaner. La politique de ségrégation, dite apartheid, renvoie à la dualité européen/non européen qui introduit une nouvelle dimension, et de ce fait pose différemment la question du nationalisme et de la radio sud-africaine.
Les limites de notre étude ne nous permettent pas de développer cet aspect en profondeur. Cependant, l’exemple de Radio Bantu, créée en 1953 pour les populations indigènes, soulève quelques interrogations. Était-ce là une mesure concrète faisant suite aux déclarations du député nationaliste Alexander qui, le 12 mars 1945, revendiquait ce droit de la radio autant pour les Européens que pour les non-Européens? Si tel est le cas, pourquoi avoir formé un Bureau des gouverneurs distinct de celui de la SABC composé de cinq personnes de race blanche? Pourquoi avoir attendu si longtemps avant d’offrir un service permanent aux millions d’indigènes de ce pays? Certains anticipaient des problèmes financiers, tandis que d’autres soulevaient des difficultés techniques. Par contre, peu s’interrogeaient sur le rôle culturel que pouvait jouer la radio auprès de ces populations autochtones dont la majorité ne savait ni lire ni écrire.[29]
III- ARGENTINE
L’ère péroniste que les radiodiffuseurs qualifient encore aujourd’hui de « el ciclo monopolio y la censura » contraste vivement avec la période d’avant-guerre où les lois et règlements laissaient toute latitude aux propriétaires des stations radiophoniques. Le Comité d’étude de 1939 concluait à la nécessité de restructurer le réseau argentin, d’offrir une formule mieux adaptée aux besoins du pays afin de privilégier un plus grand rayonnement et une meilleure qualité de la programmation. L’avènement de la Seconde Guerre mondiale allait momentanément retarder toute mise en oeuvre de ces recommandations. De plus, il était prévisible, avec tous les bouleversements politiques internes qui accablaient le peuple argentin à cette époque, que la conjoncture politique décide du sort de la radio. L’Argentine qui a vu défiler à la présidence les Ortiz, Castillo, Rawson, Ramirez et Farrell au cours du second conflit mondial, était secouée tous azimuts: l’instabilité politique internationale et nationale s’accompagnait d’un exode massif de la population argentine vers les villes, et plus particulièrement vers Buenos Aires, vidant ainsi les campagnes et l’intérieur du pays. Cette mutation sociale allait renforcer le pouvoir de la radio d’après-guerre comme instrument de conditionnement culturel.
Peu avant l’entrée en scène de Juan Domingo Perón, des membres du gouvernement d’Eldomiro J. Farrell furent chargés de rédiger la première réglementation organique pour les services radiophoniques. Cette réglementation est contenue dans le Manual de Instrucciones para las Estaciones de Radiodifusión, approuvé par décret sous le gouvernement de Perón (# 13.474/46); celle-ci entrera en vigueur le premier juin 1946. Les radiodiffuseurs privés savaient pertinemment que le gouvernement s’engageait irrémédiablement sur la voie de l’étatisation, puisque le consensus social lui était acquis, mais ne se doutait probablement pas de l’ampleur qu’allait prendre la nationalisation de la radio. D’emblée, les résolutions soumises à l’Assemblée nationale au cours de l’été 1946 rejoignaient la tendance d’autres pays, à savoir que « l’État devait intervenir avec tout le pouvoir dont il disposait pour assumer la direction de cet important service public. »[30] La première enquête réalisée par la direction générale des Postes et Télécommunications à travers le pays (résolution # 2077-S, 17 mars 1945) arrivait à point nommé. La conclusion à laquelle aboutissait le Comité formé à cet effet fondait la nécessité de la nationalisation de la radio sur la base des responsabilités d’ordre moral, culturel et économique qui incombait au gouvernement élu et des attentes du public.
L’initiative de cette vaste étude menée à travers plus de 300 villes et localités du pays revenait à la sous-commission de la Culture, présidée par le directeur général des Postes et des Télécommunications. Des questionnaires furent distribués dans tous les secteurs de l’activité culturelle, sociale et économique. De nombreuses personnes furent interrogées sur leurs préférences musicales, sur leurs intérêts pour des émissions parlées (conférences, radio-théâtres, récits divers…) et sur de nombreux aspects touchant la radio. La compilation des résultats fut effectuée selon la catégorisation suivante des répondants: 1) les professionnels; 2) les intellectuels, journalistes, enseignants et étudiants; 3) les employés et les ouvriers; 4) les commerçants et les industriels; 5) les maîtres de maison (propriétaires, fermiers, métayers…); 6) les gens de la vie sociale (artistes, musiciens, interprètes…). Ces catégories étaient ensuite regroupées selon un découpage géographique précis: 1) la capitale fédérale; 2) les provinces de Buenos Aires, Santa Fe, Córdoba, Corientes, Mendoza, San Juan, Tucuman, Entre Rios, San Luis, Santiago del Estero, La Rioja, Catamarca, Salta et Jujuy; 3) les gouvernements de La Pampa, Chaco, Neuquen, Formosa et Misiones; 4) et enfin, les territoires du Sud que sont Rio Negro, Chubut, Santa Cruz et Terre-de-Feu.
Tous les aspects de la radio furent scrupuleusement examinés et firent l’objet de remarques critiques. Par exemple, la catégorie dite professionnelle de la province de Santa Fe souhaitait, entre autres, que l’on intensifie la connaissance de l’histoire et des traditions du pays; qu’il n’y ait pas de réclames (publicitaires) sur ondes courtes; que l’on coordonne les différentes activités reliées à la radio diffusion; que l’on soigne le langage sur les ondes, etc. Chaque personne interrogée pouvait donc s’exprimer librement sur différents aspects susceptibles d’être corrigés ou améliorés. Dans l’ensemble, l’enquête gravitait autour de la culture nationale et c’est pourquoi la nationalisation de la radio devait, en principe, rehausser cet intérêt.[31]
À l’arrivée au pouvoir de Perón, « la radio passe aux mains de l’État, et plus exactement aux mains d’un gouvernement qui exploite ces stations à des fins politiques partisanes et qui s’en sert pour transiger avec des personnes du milieu radiophonique qui demeurent en situation de pouvoir. »[32] Comme l’État ne peut, dans l’immédiat, s’approprier toutes les stations, son premier geste sera d’exercer une censure par une série de règlements, 307 au total, qui dictent « le contenu des émissions, la façon dont un texte doit être présenté et même les commentaires qui servent à introduire ou à clôturer une émission. »[33] La radio devient littéralement muselée par la censure et les réactions parfois vives, parfois posées, n’ébranlent aucunement les dirigeants politiques. LR3 Radio Belgrano, l’une des plus importantes stations de ce pays, est contrainte de suspendre pour un temps indéterminé ses émissions après avoir diffusé des opinions contraires au discours du général Perón. D’autres radiodiffuseurs protestent en gardant le silence: ni présentation orale, ni commentaire d’aucune sorte. Rien n’y fait. Un Président de la trempe de Perón ne se laisse pas intimider aussi facilement; même son épouse, Eva Duarte, s’ingère politiquement dans cette sphère d’activité, allant jusqu’à contrecarrer les décisions de certains fonctionnaires de l’État. Les radiodiffuseurs privés ne sont pas au bout de leurs peines. Les mesures du dictateur vont devenir encore plus radicales.
Dans une note adressée, le 11 septembre 1947, à Miguel Miranda par l’ex-administrateur des Postes et Télécommunications, Oscar L. Nicolini, il est fait mention d’une offre de vente pour le moins étonnante: Jaime Yankelevich, propriétaire de LR3 Radio Belgrano, est disposé à céder au gouvernement, moyennant la somme de 16 millions de pesos, le réseau complet de ses stations radiophoniques enregistré sous le nom de Radio Belgrano y Primera Cadena Argentina de Broadcasting Sociedad Anonima Comercial e Industrial. Selon l’auteur du communiqué, cette offre de vente annoncée officiellement le 16 août 1947 satisfait un besoin impérieux de l’État pour « des raisons élémentaires de défense nationale et de valeurs spirituelles. »[34] Les autorités du régime péroniste ne s’en cachent pas: le plan (quinquennal) mis de l’avant au début de 1947 prévoit l’absorption totale des stations radiophoniques à caractère privé. Le projet de Loi soumis à l’Assemblée nationale, le 23 septembre 1947, est, sur ce point, explicite: la section VII, articles 19 et 20, portant sur le service d’exploitation privée (commercial) stipule que « dorénavant, l’État n’accordera une licence d’opération qu’aux stations faisant partie des trois réseaux nationaux et que les permis octroyés aux autres stations avant la promulgation de cette Loi deviendront caducs. »[35]
L’acquisition, le 14 octobre 1947, du réseau LR/ Radio Belgrano, de la Voz del Aires Sociedad Anonima, de Radio Argentina Sociedad Publicitaria et de LV4 Radio San Rafael n’est que le prélude d’une vaste opération gouvernementale entachée de corruption et de manoeuvres d’intimidation. Les irrégularités commises lors de cette transaction, comme celle de fixer le prix par simple accord des partis sans avoir préalablement procédé à un inventaire systématique et sans avoir confronté les inventaires, s’expliquent mal surtout que l’IAPI agissait comme mandataire de l’administration générale des Postes et Télécommunications.[36] Ce qui apparaît encore plus troublant dans les transactions effectuées entre 1946 et 1950, ce sont les preuves irréfutables qui démontrent que des proches de Perón ont usurpé les droits des radiodiffuseurs privés. Au cours de l’année 1948, l’une des plus importantes agences de presse d’Argentine, l’Editorial Haynes, cède 51% de ses actions à Orlando Maroglio qui agit pour le compte de Miguel Miranda qui, à son tour, les auraient concédées à Eva Perón. Quelques temps après, l’Editorial Haynes est vendu intégralement à une association d’entreprises dirigée par Vincente Carlos Aloé, secrétaire administratif à la Présidence de la Nation.
L’exploitation des stations radiophoniques par l’État sous le régime péroniste soulève de vifs mécontentements. Sachant qu’ils s’exposent à des ennuis certains s’ils s’objectent ouvertement aux politiques du dictateur, les opposants au régime trouvent peu de tribune pour exprimer leur insatisfaction. Mais, il faut toute de même souligner le courage de quelques-uns qui ont dénoncé ce profond malaise. Moisés Lebensohn, président de l’Union civique radicale, déclare à l’occasion de la Convención Reformadora de la Constitución Nacional de 1949 que les stations radiophoniques « furent acquises par l’État sans autorisation législative, puis concédées à des sociétés anonymes qui se sont faites discrètes dans l’appareil administratif du régime pour en retirer de plus grands bénéfices et pour contrôler cet élément vital à l’information et au jugement du public. »[37] L’action dirigée contre le gouvernement de Perón par la Asociación Internacional (Interamericana) de Radiodifusión (AIR) fit sans doute un grand éclat en alertant l’opinion publique internationale. Cet organisme récemment formé regroupe les radiodiffuseurs privés des trois Amériques, et d’entrée de jeu accorde une attention toute spéciale au dossier de la radiodiffusion argentine.
En mars 1947, l’AIR considère attentivement l’annulation des permis d’opération des stations LV II (Radio del Norte) et LV12 (Radio Aconquija). Des démarches sont entreprises auprès de la Asociación de Radiodifusoras Argentinas (ADRA) pour élucider cette question. La réponse qui leur est formulée est simple: cette annulation ne s’explique que par des motifs purement politiques. L’ordre de suspendre les émissions de Radio Belgrano, du 5 juin au 2 juillet 1947, pour avoir diffusé « une émission clandestine (sic) qui contenait des propos offensants envers son excellentissime, le senor Président Juan Perón » provoque, une seconde fois, l’indignation de l’AIR.[38] Quelques jours plus tard, les principaux représentants de l’association se rendent à Buenos Aires pour y rencontrer Jaime Yankelevich qui leur expose son cas et leur demande d’intervenir. Quelques semaines s’écoulent avant que le Conseil de direction de l’AIR n’assiste à la Conférence mondiale des Télécommunications pour soumettre aux membres de cette assemblée le cas de l’Argentine. Une résolution approuve l’envoi d’une lettre au général Perón, déplorant la situation des radiodiffuseurs privés argentins et lui demandant d’entamer les démarches nécessaires afin de venir en aide à leurs collègues argentins.
Toute cette agitation n’aura pas suffi à modifier l’attitude intransigeante du gouvernement argentin. En août 1947, l’AIR est informée que le ministère des Postes et Télécommunications va se porter acquéreur des stations privées du réseau LR3 Radio Belgrano. Cette future prise de contrôle va produire un effet boomerang dont l’AIR aura du mal à se remettre. L’offre de vente qui succède de quelques semaines la suspension temporaire de LR3 Radio Belgrano représente assurément une épreuve de force entre les radiodiffuseurs privés et le gouvernement. Cependant, la transaction, comme nous l’avons souligné précédemment, fait l’objet d’accommodements. Oscar Nicolini reconnaît que les 15 millions de pesos offerts à Jaime Yankelevich représentent une somme élevée, mais le gouvernement semble disposé à payer le prix, ne serait-ce que pour briser le monopole privé, rencontrer ses objectifs immédiats ou se prémunir contre l’influence de l’AIR à l’échelle internationale. La situation d’après-vente semble tout autant favoriser Yankelevich qui assume la fonction de Director General Coordinador pour laquelle il reçoit 10 000 pesos annuellement et qui avoue n’avoir jamais tant gagné d’argent avec les 10% qu’il retire des recettes provenant des émissions dont il a la responsabilité administrative.[39] Il ne faut donc pas s’étonner de ce que Yankelevich, également président de l’ADRA, se présente devant l’AIR, le 20 février 1948, et qu’il se déclare satisfait des conditions offertes par le gouvernement; ou encore de ce que le président Perón et Yankelevich se rencontrent, le 25 février 1948, et fassent parvenir une note à l’AIR en précisant que les informations sur le cas de l’Argentine ne correspondent pas à la réalité, que l’on a exagéré les faits et que l’on a conjecturé l’intervention de la police argentine.[40]
À l’été de 1948, lorsque le Conseil de direction de l’AIR se réunit à Montevideo, puis à Buenos Aires, l’ADRA a déjà pris ses distances. La déclaration conjointe entérinée à Buenos Aires par les délégués de l’AIR condamne l’attitude de l’ADRA – cette dernière affirme que jamais l’État n’a mieux protégé la radio au pays et qu’ils n’ont joui d’autant de liberté que maintenant. Ayant pris connaissance de la déclaration conjointe des délégués, le ministre argentin des Relations extérieures, Juan Atilio Bramuglia, rend public le document. Dans son emportement contre le nouveau président de l’AIR, il professe que le gouvernement argentin ne saurait tolérer que des étrangers viennent se mêler des politiques internes du pays. Le président de l’AIR, le senor Mestre, essaie tant bien que mal de rétablir la situation en précisant que la déclaration conjointe ne visait aucunement le gouvernement ou le peuple, mais bien les stations radiophoniques argentines. Les médias s’emparent de la nouvelle et bientôt toute la presse argentine s’indigne contre l’AIR, et plus particulièrement le senor Mestre. L’opinion publique argentine acquiert du crédit dans la presse internationale, et voilà que toute cette affaire se retourne contre l’AIR que l’on soupçonne fortement d’avoir outrepassé son mandat.
La création, en 1949, du Servicio Internacional Radiofonico Argentino (SIRA) dont la station LRA Radio del Estado assume la diffusion des émissions sur ondes courtes ne fait pas que mettre en valeur le bien culturel du pays. Un tel service projette en même temps l’image d’une Argentine qui veut faire connaître « toute la vérité de son magnifique présent » pour reprendre l’expression de son directeur, Humberto A. Rosil.[41] Pour l’auditeur étranger, il devient difficile d’évaluer avec mesure la situation de la radio argentine qui peut claironner sa réussite et faire passer ses messages de propagande. L’illusion est d’autant plus forte que les premières années du régime péroniste sont marquées par une politique de largesse, laissant croire à une aisance et à une facilité du devenir national. Les véritables effets de la politique dictatoriale ne commencent à être connus de l’opinion publique internationale qu’après 1950, c’est-à-dire au moment où le pouvoir de Perón commence à s’effriter et où les contradictions internes ne cessent de se multiplier. La radio argentine entraînée dans le giron péroniste commence, elle aussi, à être en proie à des contradictions. La mort de Yankelevich, en 1952, rend plus transparente les irrégularités de la gestion d’État et « les fonctionnaires compromis conviendront qui leur est nécessaire de se doter de certaines apparences de légalité. À cet effet, le 13 octobre 1953, la Loi 14.241 est promulguée, laquelle établit une nouvelle organisation des services.[42]
L’action répressive qu’exerce le gouvernement Perón sur la radio soulève une interrogation sérieuse. La radio argentine d’après-guerre se présente-t-elle comme la résultante d’un pouvoir dictatorial ou conserve-t-elle encore certains aspects de son évolution antérieure? L’une des premières distinctions à établir est sans doute de considérer l’ère péroniste comme un second point de départ de la radio argentine. La Seconde Guerre mondiale qui a favorisé une remise en question sinon une orientation nouvelle de la radio sud-africaine et canadienne n’a pu, dans le cas de l’Argentine, parvenir au même résultat. Par exemple, l’utilisation des ondes courtes à des fins de diffusion internationale n’apparaît que beaucoup plus tard en Argentine; il en est de même pour la nationalisation de la radio. Par contre, l’ère péroniste a provoqué une foule de changements, positifs et négatifs, qui ont marqué pour des décennies à venir la destinée de la radio argentine; tout appui antérieur à cette époque semble donc suranné pour expliquer certaines réactions ou mouvements contemporains, et particulièrement les organismes voués à la radiodiffusion ou à la défense des droits de la personne et de la liberté d’expression (Consejo para la Consolidación de la Democracia, Comité de Defensa de la Democracia, etc.).
Cette tendance à la libéralisation n’est pas unique à l’Argentine. Les pays d’Amérique latine qui ont souvent eu pour modèle ce pays ont également ressenti son absolutisme. La restriction des droits politiques et civils de la radiodiffusion en Amérique latine, soutient Raul Aicardi, s’est aggravée à partir du gouvernement de Perón, et depuis lors n’a cessé de s’amplifier de façon alarmante jusqu’à aujourd’hui. Il précise, en outre, que la radio en Amérique du Sud est soumise à la pression ouverte des gouvernements, et par conséquent qu’elle se trouve en situation de conflit; ce problème doit être résolu, ajoute-t-il, avant que ne se perdent les valeurs pour lesquelles la radio s’est battue depuis le début.[43]
L’influence de la radio argentine en Amérique latine fait voir un profond malaise. Aussi, ne peut-on s’étonner que la contradiction du péronisme, consolidation des valeurs spirituelles de la nation d’une part, suppression de la liberté d’expression d’autre part, ne finisse par éclater. Cela suffit à comprendre que la radio argentine d’après-guerre ne pouvait s’exprimer pleinement à travers sa nationalisation, puisqu’elle était privée d’un élément essentiel: la jouissance des prérogatives qui garantissent la liberté de ses choix, telles la liberté d’opinion et la liberté de presse.
Conclusion
L’idée de nationalisation que l’on ne saurait dissocier de la souveraineté d’une nation ne doit toutefois pas enfreindre le droit interne du pays et le droit international. Ces limites dans lesquelles s’inscrit la nationalisation de la radio reposent sur des considérations fondamentales qui relèvent du pouvoir de direction, ou du moins d’orientation de l’État. Or, il arrive que la prise en charge de la radio par l’État se fasse au préjudice de la collectivité à laquelle ce système appartient; c’est le cas de l’Argentine où les droits et les libertés des individus ont fait place à une autorité arbitraire et oppressive. Mais, il faut bien admettre que le régime dictatorial auquel est soumise la radio argentine précipite son développement. Lorsque nous voyons la rapidité avec laquelle d’autres secteurs de l’activité économique de ce pays ont été nationalisés via l’IAPI, nous ne pouvons guère nous étonner que la radio subisse le même sort, d’autant plus qu’elle se veut un instrument de propagande. La dictature péroniste en subordonnant la radio à des motifs politiques va cependant causer des torts presque irréparables qui, nous l’avons vu, vont ressurgir avec plus d’âpreté longtemps après que le régime soit aboli.
La nationalisation de la radio dans un contexte démocratique, indissolublement liée à l’idée de liberté, n’en modifie pas moins la répartition des pouvoirs, et conséquemment met en conflit les protagonistes que sont l’État et les radiodiffuseurs privés. Dans le cas de l’Afrique du Sud et du Canada, les gouvernements respectifs n’excluent pas complètement l’entreprise privée du processus de nationalisation. L’élimination ou l’absence totale d’intérêts privés comme en Grande-Bretagne n’est pas absolument nécessaire pour que le pouvoir appartienne réellement à l’État. La formule bipartite (Société mixte) que privilégient les gouvernements canadien et sud-africain ne doit pas remettre en cause le caractère essentiellement collectif de cette entreprise. L’actualisation de ce projet repose sur un idéal national même si parfois il reste difficile à atteindre.
Dans les années ’30, de dire A.W. Johnson, président de la SRC, les Canadiens ont fondé la Commission canadienne de la radiodiffusion, puis la Société Radio-Canada, pour qu’existe au Canada un service de radiodiffusion à la fois fort et indépendant du mercantilisme qui dominait les stations privées américaines. Cette déclaration met en lumière un problème culturel majeur (des Canadiens anglais?) que le président de la Société identifie comme le danger d’américanisation de la radio.[44] Selon lui, l’invasion de la culture américaine ne constitue qu’un élément de la double crise canadienne à laquelle fait face la radiotélévision des années 1970. L’autre problème demeure tout aussi évident, puisqu’il s’agit de celui des deux solitudes. La radio canadienne, en tant qu’instrument national, n’a pu, aux dires du président, résoudre cette contradiction interne et externe qui la caractérise.
L’exemple de la radio canadienne pourrait, mutatis mutandis, s’appliquer à celui de l’Afrique du Sud. Le problème externe pourrait être identifié à celui de la culture britannique tandis que la faille interne ferait apparaître le problème entre les deux communautés, anglaise et afrikaner. Parce qu’ils possèdent des traits spécifiques communs, l’Afrique du Sud et le Canada font davantage ressortir des caractéristiques nationales liées aux origines de ces peuples ou encore au contexte historico-politique dans lequel ces pays ont évolué. Au-delà des rapports qui ressortissent à la relation centre/périphérie, ne devrions-nous pas chercher d’autres causes profondes qui viendraient nous éclairer sur cette dialectique propre à la nationalisation de la radio en Argentine, au Canada et en Afrique du Sud, ou si l’on veut, chercher à évaluer la nationalisation de la radio par rapport au devenir et non au passé de ces peuples? Les propos qu’avancent Paul J. Deutschmann et ses collaborateurs jettent, selon nous, une lumière nouvelle sur cette question:
Tous ces peuples [d’Amérique latine] ont comblé leur retard dans une révolution d’attentes grandissantes, dans une lutte pour améliorer leur standard de vie. Tous sont d’avis que leur façon de vivre traditionnelle est inadéquate vis-à-vis des tâches et des responsabilités auxquelles ils sont confrontés. Tous, du moins jusqu’à un certain point, veulent se tourner vers le mode de vie industriel occidental avec sa prospérité matérielle pour les familles moyennes. Au même moment, ils tendent à rejeter certaines caractéristiques de la culture occidentale et voudraient, de cette manière, atteindre cette modernisation et en même temps conserver certains aspects de leur culture qu’ils considèrent comme supérieure. Ils sont donc confrontés à des conflits dont certaines forces exigent d’eux qu’ils conservent leurs valeurs et leur façon d’agir.[45]
[1] Canada. (1942). Special Committee on radio broadcasting. Ottawa: J.O. Patenaude, pp. 16-17.
[2] Ibid, p. 177; Special Committee…(1947), pp. 74-75.
[3] Special Committee…(1942), p. 304.
[4] Ibid, pp. 305 et suiv.; Special Committee on…(1947), pp. 236 et suiv.
[5] Special Committee…(1944), pp. 417-18.
[6] Allard, T.J. (1976). L’histoire de l’ARC, 1926-1976: radio et télédiffusion privée au Canada. Publié par l’Association canadienne des radiodiffuseurs à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Ottawa: ARC, p.30; Special Committee…(1944, pp. 205 et suiv.; Special Committee…(1946), pp. 614, 644 et suiv.
[7] C’est du moins l’avis de Alphonse Ouimet, directeur général de la SRC. In: Ellis, D. (1979). Evolution on Canadian broadcasting system: objectives and realities, 1928-1968. Ottawa: Dept. of Communications, p. 27, note # 4.
[8] Special Committee…(1947), pp. 5-7, 132-140. Ces revendications conduirent, en 1967, à la formation du Conseil de radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), organisme chargé de réglementer et de superviser tous les aspects du système canadien de radiodiffusion et de télécommunications.
[9] Canada. (1957). Report. Royal Commission on broadcasting [ci-après mentionné Fowler Report]. Ottawa: J.O. Patenaude, p. 87.
[10] Société Radio-Canada. (1947). Rapport de la SRC, 1946-1947. Ottawa: J.O. Patenaude, pp. 34-35.
[11] Le premier de ces émetteurs-relais construit par la SRC fut celui de la station CBJ (Chicoutimi). Cette installation technique « épargne au contribuable canadien une somme d’au moins 100 000 $, sans compter la diminution annuelle des frais d’exploitation ». In: Société Radio-Canada (Montréal). Service de documentation. Communiqué du 11 juin 1948. « Les émissions de Radio-Canada atteindront tout le Dominion », p. 2. Voir également: Special Committee…(1944), pp. 126-27.
[12] Au cours de cette même période, la puissance globale des stations canadiennes (à l’exception des stations privées) est passée de 213.25 kilowatts à 218.1 kilowatts. De ce point de vue, il semble que l’Afrique du Sud suive la tendance du Canada. Par contre, la différence qui les sépare en 1941 (environ 116 kilowatts) s’explique notamment par le peu d’importance accordée au développement du réseau afrikaner entre 1936 et 1945. De ce fait, la disparité entre les deux services, tant au niveau de la puissance émettrice qu’à celui du rayonnement à travers le pays, va constituer un problème majeur que la Société devra régler de toute urgence après la guerre si elle veut combler le fossé qui existe entre le réseau anglais et le réseau afrikaner. Voir: Roos, G. (1954). “Broadcasting in South Africa”. Finance and Trade Review, I, July. p. 44. Da Gama Publications Ltd. (1960). Our first half-century, 1910-1960. Golden Jubilee of the Union of South Africa. Johannesburg: Da Gama Publications, p. 193.
[13] Les Xhosas forment une partie de la branche Nguni qui se rattache aux Bantous. Leur langue s’apparente à celle des Zoulous. Au début des années 1960, la SABC diffusera en 11 langues Bantous différentes. Un Bureau des gouverneurs supervisera la programmation Bantou.
[14] Discours prononcé par le Premier ministre Smuts, le 27 avril 1941, sur les ondes de la SABC. De larges extraits de ce discours ont été publiés dans le Times de Londres (28 avril 1941) sous le titre de « Crux of the war: General Smuts’ confidence », p. 3.
[15] Times (Londres), 29 juin 1942. « Tobruk heroes defended: General Smuts calls for more men », p. 4.
[16] L’existence de cette radio provoque un débat houleux à la Chambre des Communes entre le ministre des Postes et les nationalistes, tels Eric Hendrick Louw, Paul Olivier Sauer.
[17] New York Times, 15 juillet 1943. « South Africa sees war test in vote », p. 9.
[18] Sur le procès et les sentences infligées à Holm et ses proches collaborateurs, voir le New York Times, 13 mai 1945, « Pro-Nazis in hiding in South Africa », p. 15; ainsi que le numéro du 12 juin 1947 « South Africa’s Haw Haw draws- 10 years as Nazi Radio aide », p. 6. L’article du 13 mai ajoute même que: « les documents de Berlin ont impliqué récemment le gouvernement [sud-africain]. Un comité parlementaire a aussitôt été formé d’office pour enquêter sur cette allégation. Il semblerait qu’en 1940, une rencontre ait eu lieu entre le leader de l’opposition nationaliste et des agents secrets allemands ».
[19] South Africa. House of Assembly. Debates. (12 mars 1945), pp. 3258-59.
[20] South Africa. Ibid, 1er. avril 1942, p. 5065.
[21] Roos, op. cit. p. 44.
[22] South Africa. Ibid, 12 mars 1945, p. 3259.
[23] South Africa. Ibid, 12 mars 1945, p. 3260.
[24] Patrick, P. E. (1962). Broadcasting in the Republic of South Africa. European Broadcasting Union Review, May, # 73-B, p. 16. La Nouvelle-Zélande représente, aux yeux du ministre Mushet, un bon exemple. Géré par l’État, le système privé offre une meilleure qualité d’émissions et une saine gestion. De plus, la création de ce troisième réseau va permettre d’entrer en compétition avec la populaire station commerciale de Lourenço Marques (Mozambique) que bon nombre de Sud-Africains syntonisent. Voir: Bernald, E. (1946). Commercial advertising by radio in South Africa is on the increase. Export Trade and Shipper. Vol. LIV, 12 août 1946, p. 14.
[25] Patrick, op. cit. p. 15.
[26] Journal of Parliaments of the Empire, (1949). Vol. 30. South Africa. House of Assembly. Debates, 9 mars 1949.
[27] Times (Londres), 24 août 1949, « South Africa to stop relay of BBC news », p. 3. L’article se réfère notamment au journal The Star (Pretoria) qui soutient que la diffusion de ces extraits va à l’encontre des politiques de la SABC, laquelle veut éviter toute ingérence ou propagande politique.
[28] Times (Londres), 31 décembre 1949, « BBC news relay in South Africa. Service to continue some months yet », p. 3.
[29] Roos, op. cit. pp. 47-48; Patrick, op. cit. p. 16; Da Gama Publications, op. cit. p. 199.
[30] República Argentina. Cámara de Diputados. Diario de sesiones. Vol. I, (27 juin 1946), pp. 178-79; Vol. III, (21 août 1946), pp. 210-11 sous « Comisión para estudios sobre radiodifusión ».
[31] República Argentina. (1946).Talleres Gráficos de Correos y Telecomunicaciones, Ministerio del Interior, Comisión especial para el estudio del régimen de radiodifusión. Resultados de la primera encuesta en al país sobre servicios de radiodifusión. Voir principalement l’article IV « Consideraciones acerca de los resultados », pp. 11-12.
[32] Noguer, J. (1985). Radiodifusión en la Argentina. Argentina: Editorial Bien Común, p. 58.
[33] Lastra, A.P. (1970). Régimen legal de radio y television. Buenos Aires: Abedelo-Perrot, p. 30.
[34] República Argentina. Dirección General de Radiodifusión. (1958). La revolución libertadora y los servicios de radiodifusión. Buenos Aires: Tall. Graf, pp. 8-9; Noguer, op. cit. p. 59; Horvath, R. (1986). La trama secreta de la radiodifusión argentina (I). Los dueños de la información electronico y el largo brazo de su poder. Montevideo: Ediciones Unidad, p. 21.
[35] Republica Argentina. (1947). Cámara de Diputados. Diario de Sesiones. Vol. IV., (23 septembre 1947), p. 666.
[36] Noguer, op. cit. p. 59. Pour les détails de cette transaction,voir: República Argentina. (1948). Congreso Diputados, Diario de Sesiones, Vol. V, (22-23 septembre 1948), pp. 3825-26.
[37] Cité par Ricardo Horvath (op. cit. p. 21); Radio Belgrano a soulevé, et soulève encore aujourd’hui beaucoup de critiques. À la direction générale de la radiodiffusion, on affirme quelques années après la chute de Perón en 1955 que Radio Belgrano y la Primera Cadena Argentina fut pendant longtemps une Société simulée et qu’elle a conservé ce même caractère après sa vente à l’État. À ce propos, voir: Republica Argentina. Dirección General de Radiodifusión. op. cit., pp. 16-17.
[38] Ce n’est pas la première fois que le ministère des Postes et Télécommunications suspend la diffusion d’émissions d’une station pour avoir enfreint le règlement. Selon deux rapports officiels datant de 1938 et 1939, il y aurait respectivement 5 et 7 stations radiophoniques qui auraient été pénalisées aux cours de ces années. La suspension d’émissions ne dépasse toutefois pas 24 heures dans les cas extrêmes, tandis que sous le régime de Perón, il semble que le ministère applique avec une plus grande sévérité le règlement, allant même jusqu’à l’annulation des permis d’opération. Pour le détail des suspensions relatives aux années 1938-39, voir les mémoires suivants: Republica Argentina. (1938). Memoria de Correos y Telégrafos. Buenos Aires: Tall. Graf. de Correos y Telégrafos. pp. 200-01; Memoria de Correos…(1939), pp. 265-66.
[39] La revolución libertadora..., p. 16.
[40] Republica Argentina. (1948). Congreso Diputados…, p. 3828.
[41] Rusi, H.A. (1951). 14 Anos de LRA. Revista de Correos y Telecomunicaciones. Mai-Juin 1951, p. 14.
[42] Noguer, op. cit., p. 62. Sur la Loi # 14.241 voir: Lastra, op. cit., p. 34.
[43] Aicardi, R. (1981). Notas sobre la historia de la radiodifusión en Latinoamérica. In: Lluis Bassets (eds.). De las ondas rojas a las radio libres. Barcelona: Editorial Gustavo Gili. pp. 139-40. Toute cette problématique est analysée en profondeur dans un ouvrage publié par l’Editorial Universitario de Buenos Aires (EUDEBA S.E.M.) sous le titre de: Radiodifusión: proyecto y dictamen del Consejo para la consolidación de la democracia. Buenos Aires: EUDEBA (1988).
[44] Société Radio-Canada. (1977). Philosophie et plan d’action de Radio-Canada. Juin 1977, p. 9.
[45] Deutschmann, P.J. et alii. (1968). Communication and social change in Latin America. New York: Frederick A. Praeger. p. 11.