Chapitre 3: Radio et nationalisation

I- CANADA

S’il est vrai, comme le prétend Harold A. Innis, que le domaine des communications occupe une position cruciale dans l’organisation et l’administration du gouvernement, position qui se reflète à son tour dans les empires et dans la civilisation occidentale, nous pouvons nous demander jusqu’à quel point un médium comme la radio est susceptible de répondre à un tel critère.[1] La nationalisation de la radio, au Canada comme ailleurs, implique d’abord une volonté politique. Cependant, les effets de ce médium sur les individus ou la société conduisent à une forme particulière de la radio qui influence la mise en œuvre d’un tel projet politique.[2]

Harold Innis dans les années 1920. Source : Wikipédia.

Avant que la Loi de 1936 sur la radiodiffusion ne reçoive, le 23 juin, la sanction royale, bien des problèmes avaient été soulevés et le gouvernement canadien espérait que cette nouvelle loi lui donnerait satisfaction. En définitive, la création de la SRC dénoue une situation tendue à l’excès: la Société disposait désormais d’une très large autonomie financière et opérationnelle et conservait une autorité complète sur les réseaux et les émissions des postes privés. Dès septembre 1936, le gouvernement nommait Leonard Brockington à la présidence du Bureau des gouverneurs qui comptait neuf membres au total. Par la suite, Gladstone Murray fut nommé directeur général de la Société. Les responsables se mirent rapidement à la tâche et adoptèrent un plan triennal qu’ils présentèrent au ministre dès janvier 1937. Au cours de cette même période, deux grandes études furent lancées, l’une sur les conditions de réception et la portée des émetteurs dans tout le pays, l’autre sur les ressources statistiques du Canada et les émissions étrangères disponibles.

Malgré les 78 stations privées existantes au pays et le modeste réseau national dont hérite la Société, la moitié de la population canadienne ne peut bénéficier, en 1936, d’un service national adéquat.[3] D’une part, le plus grand nombre de stations privées se trouve dans les grands centres urbains, laissant ainsi pour compte la plupart des régions éloignées. D’autre part, la radiodiffusion nationale n’a lieu qu’en soirée et le dimanche après-midi. En raison des coûts importants qu’exige la liaison par fil – environ le quart des frais d’exploitation sont absorbés par ce type de transmission – la SRC ne peut diffuser plus de six heures par jour. À cela s’ajoutent le problème du décalage horaire pour la retransmission des émissions d’un bout à l’autre du pays et le partage limité de ce service dans les deux langues officielles, partage qui ne satisfait finalement ni les uns ni les autres. Reste enfin la présence d’interférences étrangères, particulièrement dans les régions de Winnipeg, Edmonton, Saskatoon, Toronto et Montréal.

  1. Réorganisation du réseau national

L’une des premières tâches qui incombe aux responsables de la Société est de « faciliter l’audition des programmes de Radio-Canada à chacun des Canadiens.”[4] La politique adoptée vise à étendre graduellement le réseau national. Pour ce faire, toutes les stations de grande puissance, ondes courtes et grandes ondes, devront nécessairement appartenir à l’État, ce qui implique que les stations privées ne joueront désormais qu’un rôle secondaire. La Société adopte ainsi le principe fondamental de la Commission Aird qui jugeait indispensable que les stations nationales puissent rayonner sur une plus grande portée.[5]

La première étape du plan de rayonnement comprend la construction, en décembre 1917, de deux super-stations de 50 kilowatts, l’une située à Toronto (CBL anglais) et l’autre à Montréal (CBF français). Celles-ci permettent de desservir les deux grands centres stratégiques de la radiodiffusion au Canada et de compléter le rayonnement dans les régions périphériques. Qui plus est, la Société achève, en février 1937, la construction d’une station à Vancouver que la CCR avait initialement approuvée. D’une puissance de 5 kilowatts, la station CBR de Vancouver ne répondait que partiellement au projet d’expansion national, mais permettait néanmoins de surmonter certaines difficultés d’ordre géographique et matériel qui nuisent à la réception dans cette région.[6] Parallèlement à la mise en oeuvre de son projet d’expansion, Radio-Canada procède à une révision complète des politiques en matière de radiodiffusion: les attributions de licences à de nouvelles stations, les changements de fréquence ou de lieu des stations, les demandes d’augmentation de la puissance émettrice doivent être scrupuleusement étudiés en fonction du réseau national et du problème d’interférence sur le continent nord-américain.

Certaines stations privées disposent de meilleures fréquences et d’une puissance supérieure à celles de Radio-Canada, ce qui nuit considérablement au développement du réseau dans plusieurs grands centres du pays où les propriétaires de stations privées sont présents.[7] Si la SRC veut atteindre un de ses objectifs fondamentaux, à savoir « faciliter l’audition des programmes à chacun des Canadiens », il lui faudra compléter son plan de base triennal par la mise sur pied de deux autres stations émettrices. En 1939, les stations CBA (Sackville, Nouveau-Brunswick) et CBK (Watrous, Saskatchewan), chacune d’une puissance de 50 000 kilowatts, deviennent avec les stations CBL et CBF la pierre de touche du réseau national. Les six autres stations de moindre puissance, appartenant à l’État ou louées (CBJ-Chicoutimi, CBV-Québec, CBM-Montréal, CBO-Ottawa, CBY-Toronto et CBR-Vancouver) ainsi que les 28 autres stations privées affiliées à Radio-Canada complètent l’infrastructure nationale. Quant aux autres stations privées qui ne font pas officiellement partie du réseau, elles peuvent relayer les programmes de leur choix.

Logo de 1940 à 1958 de la CBC/SRC. Source : Wikipédia.

Sur le plan international toutefois, la SRC fait face à d’autres problèmes. Les fréquences libres qui, en principe, sont disponibles pour le Canada et qui ressortissent aux diverses conventions sur la répartition des canaux ne peuvent être utilisées convenablement en raison du brouillage causé par les stations ultra-puissantes installées à Cuba et au Mexique.[8] Des mesures urgentes s’imposent; la SRC n’hésite pas à promouvoir une conférence internationale en vue de solutionner définitivement le partage des ondes sur tout le continent. Le premier novembre 1937 s’ouvre à La Havane, l’Inter-American Wavelength Conference à laquelle participent 16 pays d’Amérique.[9] Grâce au nouveau traité international, le Canada bénéficie d’une position meilleure qu’auparavant. Il obtient six fréquences libres pour les stations de la Classe 1-A de 50 kilowatts et plus, 4 pour la Classe 1-B (entre 10 et 50 kilowatts) et 4 pour la Classe II à puissance limitée de 0.25 à 50 kilowatts; pour les émetteurs de faible puissance, le Canada obtient 41 fréquences (régionales) de 500 watts à 5 kilowatts et 6 fréquences locales de 100 watts à 250 watts.[10]

  1. La programmation nationale

Le plan triennal de la SRC comporte un autre volet dont l’objectif principal est « de fournir les meilleurs programmes possibles quelque soit leur provenance. »[11] Une étude visant à déterminer le caractère et la disponibilité du talent canadien, à rechercher la meilleure façon d’organiser et de développer cet apport culturel et à examiner les programmes d’origine étrangère s’imposait. Une telle mesure ne pouvait être efficace que si elle était assortie d’un certain nombre de considérations: augmenter les heures de diffusion, entamer un échange d’émissions avec les autres pays, commanditer celles-ci, offrir une programmation dans les deux langues, satisfaire aux attentes des populations régionales ou encore établir des relations harmonieuses avec les différents milieux artistiques canadiens.

Dès le mois d’octobre 1937, le réseau national affiche une nouvelle programmation et augmente le nombre d’heures de diffusion qui passe de 6 à 12 heures par jour; des accords sont aussi conclus avec la BBC et les grands réseaux américains, NBC, CBS et la Mutual Broadcasting System, notamment. Cette réorganisation de la programmation permet d’améliorer la qualité des émissions présentées et de stimuler la production canadienne au niveau international.[12] Au plan de la réalisation des émissions et de l’administration, la SRC met de l’avant une politique de décentralisation dans les cinq grandes régions du pays afin de permettre une plus grande diversification des ressources et de servir les intérêts régionaux. La Colombie-Britannique, les provinces des Prairies, l’Ontario, le Québec et les provinces maritimes forment des entités propres, sujettes à développer les talents locaux, à encourager les artistes en herbe et à stimuler l’intérêt culturel de ces communautés.

Avant de pouvoir adapter le contenu des émissions nationales aux intérêts de ces régions, il faut d’abord régler le problème de la dualité culturelle. Au cours des quatre années qui précèdent la création de la SRC, bien des débats alimentent la controverse linguistique, particulièrement à propos des émissions françaises diffusées à l’échelle du pays.[13] Dans l’esprit des dirigeants, l’objectif fondamental de la nouvelle Société vise à « réconcilier les forces de notre vie nationale [à défaut de quoi la radio] aura manqué à ce but ultime. »[14] La radio doit ainsi servir d’instrument national et pour cause:

Une programmation pour les Canadiens de langue anglaise était censée refléter les intérêts et les goûts nationaux, et partant devait contenir un certain nombre d’émissions en provenance des réseaux américains. La programmation destinée aux Canadiens de langue française relevait davantage des seules ressources de ce peuple, et notamment de celles de la province de Québec. Dès lors, nous comprenons mieux pourquoi la création d’un réseau français fut un stimulus pour le nationalisme qui existait déjà au Québec.[15]

Dès 1937, la SRC crée un réseau français desservant particulièrement le Québec. Malgré cet effort louable, la programmation nationale laisse à désirer et les administrateurs locaux doivent constamment rivaliser d’initiatives pour combler les heures d’écoute.[16] L’insuffisance du personnel, les installations déficientes et les budgets étroits handicapent sérieusement le bon fonctionnement de ce réseau, du moins au début des opérations. À ces insuffisances de ressources s’ajoutent les objections et les pressions de la communauté anglophone qui poursuit sa croisade contre le fait français à l’échelle du pays: pas un mot de français ne doit être entendu en dehors du Québec. »[17] Véritable brandon de discorde, la question linguistique revient, une fois de plus, au coeur des préoccupations nationales. Les tenants de la radio anglophone ne veulent pas d’un Canada bilingue dans leurs provinces. Ils préfèrent écouter des émissions américaines plutôt que de subir les affres de cette langue.[18] Rapidement, les responsables de la radio française vont prendre leur distance vis-à-vis des critiques polémiques et se concentrer sur la tâche nouvelle qui leur est confiée. Augustin Frigon, directeur général adjoint de la Société, joue un rôle prépondérant dans l’organisation du réseau français. Il décentralise les activités opérationnelles en déplaçant d’Ottawa à Montréal le personnel d’ingénierie, et d’Ottawa à Toronto le personnel affecté à la programmation. La capitale fédérale reste donc le centre administratif dont L.W. Brockington a l’entière responsabilité.

Montréal et Toronto, disposant d’un nouvel émetteur de 50 kilowatts chacun, deviennent ainsi les deux principaux centres de la radiodiffusion au Canada. La nouvelle vocation de ces deux villes aura un effet d’entraînement sur les comportements sociaux de certains groupes anglophones, jusqu’alors hostiles au fait français. Par rapport aux autres villes du Canada, Montréal et Toronto possèdent un statut particulier qui va les obliger à vivre en une sorte de symbiose, eu égard au rôle organisationnel qu’elles seront désormais appelées à jouer sur la scène nationale. Il était donc prévisible que la politique du gouvernement canadien et des dirigeants de la SRC favorise la création d’un réseau français distinct qui permettrait d’atteindre les objectifs nationaux de la majorité francophone du Québec. Certes, les minorités francophones, de l’Ouest notamment, ne peuvent jouir des mêmes prérogatives que celles de la minorité anglophone du Québec, par exemple. Néanmoins, cette période de rodage constitue une étape cruciale pour la SRC qui relève, non sans peine, le défi: en 1936, le réseau national ne dessert que 49% de la population alors qu’il atteint 87% en 1939.

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, deux nouveaux émetteurs clés s’ajoutent à ceux de Montréal et Toronto: celui de Sackville (Nouveau-Brunswick) et celui de Watrous (Saskatchewan). Grâce à ces émetteurs, la SRC est en mesure de desservir adéquatement les provinces maritimes et celles des prairies et d’atteindre, à l’aide d’émetteurs-relais de basse puissance, les populations rurales. Graduellement, des émissions à caractère régional sont mises en onde et la Société, soucieuse de l’éducation nationale, travaille de concert avec les ministères provinciaux afin de réaliser des émissions scolaires; d’autres émissions du même genre, destinées cette fois aux agriculteurs canadiens, gagnent en popularité. Les deux réseaux offrent ainsi un choix d’émissions variées censées refléter les goûts et les intérêts de chacune des deux principales communautés culturelles. Toutefois, avant que la Société n’atteigne son objectif, c’est-à-dire de rejoindre la totalité des Canadiens il faudra attendre encore quelques années.[19] Les progrès techniques réalisés jusqu’ici et la diversité des émissions produites au cours des trois premières années d’opération témoignent d’une réussite peu commune, si l’on tient compte de la superficie du Canada et des spécificités culturelles du pays.

L’événement majeur qui a mis à l’épreuve le rendement du réseau et l’habileté technique du personnel de la Société est certainement la visite du couple royal d’Angleterre. Du 17 mai au 15 juin 1939, pas moins de 11 reportages sont réalisés dans les deux langues et retransmis en différé le soir même. La couverture de ce voyage qui totalise un parcours d’environ 3 000 kilomètres dénote un savoir-faire peu commun et démontre, une fois de plus, l’efficacité du réseau. Cet événement radiophonique prend une importance accrue, du fait qu’il est présenté dans d’autres pays confrontant ainsi la production nationale de Radio-Canada à celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne, notamment. La nouvelle image que projette la Société, qui ne reçoit que des éloges de la presse nationale, prouve à tout le moins que le réseau radiophonique canadien est capable de rivaliser avec celui d’autres pays et de s’ajuster à la norme internationale. Cette reconnaissance qu’on lui témoigne incite ses dirigeants à instaurer un nouveau service international de diffusion polyglotte que d’ailleurs tout grand réseau radiophonique ambitionne de mettre sur pied. Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale obligera Radio-Canada à surseoir à ce projet.

  1. Le financement de la radio

Le droit de permis, fixé à deux dollars par récepteur, ne peut manifestement compenser les dépenses encourues par la SRC. Dès 1939, il devient évident que « la Société aurait besoin d’environ un million de plus que les recettes prévues si elle veut réaliser un programme de base de développement, et en particulier financer un poste de 50 kilowatts pour la Saskatchewan. »[20] La politique commerciale de Radio-Canada ne permet d’aller chercher qu’une fraction des revenus envisagés par la Ligue canadienne de la radio qui soutenait, en 1932, que la publicité pourrait générer un revenu annuel de 950 000 $. D’une part, la Société doit respecter les engagements de ses prédécesseurs qui ont ratifié un contrat de location de lignes avec les services télégraphiques du CN et du CP. En vertu de cette entente signée le premier avril 1933, seules les émissions non commanditées peuvent être relayées, les émissions commerciales étant formellement exclues. D’autre part, la Société tarde à exploiter à fond la publicité par crainte de se lancer dans une lutte sans merci contre les propriétaires de stations privées, sans compter qu’elle répugne à trop s’identifier avec le commercialisme.

La mise en opération des stations de grande puissance au Québec et en Ontario de même que l’augmentation des heures à l’échelle nationale permettant l’inclusion de larges tranches d’émissions américaines, incitent la SRC à promouvoir une politique commerciale plus agressive que par le passé. À la fin de l’exercice financier 1938, les revenus commerciaux bruts se chiffrent à environ 645 000 $ comparativement à 371 000 $ pour celui de 1936.[21] En plus de fournir des revenus supplémentaires, les émissions commanditées permettent d’élargir l’éventail de la programmation (c’eût été trop coûteux d’occuper la totalité du temps d’antenne avec des émissions non commanditées), favorisent un rapprochement avec les stations privées affiliées puisqu’elles partagent les profits réalisés et augmentent la cote d’écoute, notamment par la diffusion d’émissions américaines qu’une bonne partie des auditeurs anglophones consomment déjà via les stations américaines. Bien entendu, cette politique commerciale ne fait pas l’affaire de tous. Les propriétaires des grands journaux et de stations privées qui, dans le passé, louangeaient les initiatives de la SRC se sentirent bientôt menacés par l’importation d’émissions américaines commanditées. Ils voyaient dans cette pratique une atteinte directe à leurs revenus publicitaires et pressaient la Société de majorer le droit de permis à trois dollars par récepteur, plutôt que de les concurrencer de façon déloyale.[22] La station CBL de Toronto était particulièrement en butte à de telles critiques. En comparaison d’autres stations d’État, elle diffusait entre 18 et 20 heures quotidiennement et présentaient le double d’émissions américaines commanditées.[23]

Cette fois-ci, le spectre américain servait de paravent aux grands journaux canadiens et du même coup plongeait la Société dans l’embarras:

En réclamant la majoration du prix du permis, les éditeurs ont exposé la Société à la critique de chaque propriétaire de poste de récepteur au Canada, ceux-là mêmes que la Société est appelée à servir; ceux-là mêmes qui, par leurs protestations, sont à même de supprimer la Société.[24]

La crainte d’une domination américaine de la radio au Canada n’avait-elle pas servi de prétexte au gouvernement canadien lorsque le Premier ministre Bennett présenta, le 16 mai 1932, un Bill visant à établir la CCR en affirmant que « ce pays [devait] contrôler absolument la radio de source canadienne, sans ingérence ni influence étrangère? »[25] Par la suite, n’avait-elle pas créé un certain émoi au sein de la Chambre des députés relativement aux combines illégales entre compagnies dites canadiennes pour la fabrication et la vente d’appareils et de pièces de radio au Canada?[26] À l’instar de la Canadian Radio Patents Ltd., les propriétaires de grands journaux canadiens n’escomptaient-ils pas monopoliser le domaine de la publicité au Canada?[27] À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le spectre américain s’estompe au profit d’une radio d’État dont le fondement de la Loi de 1936 légitime son autorité, lui permettant ainsi de poursuivre ses objectifs nationaux et de mieux se défendre contre de telles pressions, que celles-ci proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur.

II-  ARGENTINE

« No es casualidad que la primera época de la radio coincida case fecha con la época de las revoluciones proletarias ». Lluís Bassets, De las ondas rojas a las radios libres.

Au moment où le Canada et l’Afrique du Sud s’engagent définitivement dans la nationalisation en 1936, l’Argentine tâtonne encore. Les politiques élaborées jusqu’à ce jour ne sauraient satisfaire pleinement les conditions requises pour l’expansion d’un réseau national. Les dispositions des différentes lois et décrets constituent davantage une mesure destinée à assurer le monopole de l’État plutôt qu’une mise en valeur de l’expression artistique et culturelle de ce pays. Le décret du 27 mars 1924 qui entend notamment régulariser le fonctionnement de la radio dans le but de répandre « les nouvelles d’intérêt général, les concerts vocaux ou artistiques, les auditions théâtrales ou tout autre manifestation culturelle » représente une exception. Dans l’esprit de la loi, il n’est pas rare de constater qu’un tel principe général n’a sa raison d’être que pour évoquer une solution à des problèmes particuliers. Bien entendu, la qualité de la programmation constitue un élément important, mais cette importance n’est souvent alléguée que pour justifier les limites de la publicité, de l’expression des idées ou de la répartition des fréquences.[28] Dans la pratique, le texte de loi sur la programmation sert d’écran au gouvernement argentin qui lui prête une intention justifiable selon les besoins du moment. En protégeant l’intérêt public, l’État peut davantage disposer de son pouvoir et faire valoir son autorité vis-à-vis de l’entreprise privée de la radio. Les lois et les décrets définissent une ligne de conduite qui permet d’éviter l’anarchie, cependant qu’ils renforcent le pouvoir de l’État.

La relative harmonie qui règne entre l’État et l’entreprise privée dans le domaine de la radio est fondée presque essentiellement sur des compromis politiques et économiques. Les intérêts de l’un et de l’autre ne se rencontrent pas nécessairement, sauf lorsqu’il paraît opportun de les faire converger. Dans le décret du 3 mai 1933 (décret # 21044), il est stipulé qu’avant d’octroyer une nouvelle licence le gouvernement devra vérifier si la ou les personne(s) intéressée(s) est (sont) citoyen(s) de ce pays; dans le cas d’une société ou d’une corporation, la majorité des membres doivent être argentins. Il n’y a pas de doute, d’affirmer Arturo Pellet Lastra, que si l’un des principaux objectifs de ce service public est de consolider la nationalité, cette mesure s’avère opportune et avantageuse.[29] Par une telle réglementation, l’exploitation des stations radiophoniques reste aux mains des Argentins, ce qui favorise politiquement le gouvernement et économiquement les radiodiffuseurs.

Dans le processus de nationalisation de la radio, la tierce partie, c’est-à-dire le public joue un rôle prépondérant. Au niveau des politiques nationales, les attentes du public servent de baromètre au gouvernement. La prise de conscience nationale exerce un pouvoir pour le moins déterminant, et l’on peut prétendre sans ambages que l’entreprise privée aura du mal à lutter contre ce courant nationaliste. Cette dernière n’aura d’autres choix que de se mettre au diapason du gouvernement et du public qui la confrontent. Mais encore faut-il que cette conscience se manifeste!  Dans une allocution prononcée devant L’Asociación de Jefe de Propaganda, Adolpho T. Constantino, chef de la direction des radiocommunications soulève ce problème:

…à partir du moment où les appareils radio inondent notre vie sociale et que la radio fait partie du répertoire commun de l’amusement et de la curiosité citadine, une infinité de questions se posent pour ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont impliqués dans la démarche et l’orientation [de la radio]. La radio atteint alors la gravité d’un sérieux problème public. Dans notre pays, à l’inverse de ce qui se passe dans le reste du monde, il ne s’est pas formé une conscience collective propre à la saisie de ce problème. Les Argentins continuent encore de considérer la radio comme un spectacle populaire ou accessoire, laissé à une inspiration presque toujours élémentaire et improvisée de ses promoteurs. C’est pour cette raison que la radio argentine, bien que possédant une infrastructure étendue, n’a ni la personnalité ni la place qui lui revient comme institution publique reconnue, comme c’est le cas en Europe et aux États-Unis.[30]

Un travail de conscientisation reste à faire, et c’est peut-être une justification suffisante pour faire coïncider les véritables débuts de la radio nationale avec l’arrivée au pouvoir d’Eduardo Perón, en 1946.[31] Cependant, certains événements antérieurs ont contribué au développement de la radio d’État. La création, en mai 1934, de la première station radiophonique d’État relevant directement du ministère des Postes et Télégraphes (LR1 Radio El Mundo de Buenos Aires), représente une étape fondamentale dans ce processus. En juillet 1937, LRA Radio del Estado est mise en service et diffuse ses premières émissions à partir de l’édifice principal de la direction générale des Postes et Télégraphes, à Buenos Aires. Disposant d’un émetteur de 10 kilowatts, LRA del Estado devient la principale station de la Cadena Argentine de  Radiodifusión qui deviendra, par la suite, Servicio Oficial.[32] Le décret du 7 juillet 1938 (décret #7695) qui détermine la création de la Comisión de Reorganizacion de la Radiodifusión chargée d’étudier les problèmes relatifs à la création d’un service public de radiodiffusion, va provoquer des changements majeurs dans l’organisation et l’administration de la radio au pays.

1946 – LRA Radio del Estado, Buenos Aires, Argentina. Source : SWLQSL.com.

De 1937 à 1940, plusieurs stations radiophoniques privées s’unissent pour former deux réseaux distincts: LR1 Radio El Mundo compte 11 stations affiliées. LR3 Radio Belgrano possède 8 stations au pays et 1 en Uruguay. Dès avril 1941, LR4 Radio Splendid est autorisée par l’Assemblée nationale à former un troisième réseau. Ces chaînes radiophoniques relèvent de l’entreprise privée, mais chacune d’elle semble exploiter des créneaux différents.[33] Cette réorganisation de la radio argentine reste, en définitive, un palliatif insuffisant même si elle tend à desservir tout le pays. Ce que cherche l’entreprise privée, c’est le monopole de la radio dont le fondement même des principes législatifs sur lesquelles elle s’appuie sont caducs:

La radiotélégraphie de même que la radiotéléphonie, publique ou privée, sont assujetties aux dispositions d’une loi qui date de 1875, alors que les législateurs de cette époque ne pouvaient prévoir l’existence des médias de communication actuels, ni leur utilisation ou leur développement et encore moins la signification et l’influence que certains de ces systèmes exercent sur la vie collective.[34]

Les décrets et les lois adoptés depuis 1924 peuvent difficilement freiner la tendance de certains propriétaires de stations privées qui cherchent par tous les moyens à contrôler la radiodiffusion au pays. Agustin Rodriguez Araya, député de l’Assemblée nationale, dénonce avec vigueur une prise de contrôle « destinée uniquement à favoriser les intérêts commerciaux d’un groupe /…/ qui a commencé à former un consortium financier pour établir un vrai monopole de la radiodiffusion au pays. »[35] Le plus alarmant de cette affaire est sans doute la dénonciation de certaines pratiques frauduleuses entre fonctionnaires du gouvernement et propriétaires de stations privées pour l’obtention de ce monopole. Le projet de loi que présente Agustin Araya en 1941 vise à corriger cette « situation particulière qui s’est produite, faute d’une loi qui aurait pu régulariser cette activité nouvelle qu’est la radio. »[36]

La Commission spéciale chargée d’enquêter sur les conditions de la radio argentine arrive donc à point nommé. Le mandat en est confié à messieurs Felipe J. Vasquez, directeur des Télégraphes, Adolfo T. Constantino, chef de service des radiocommunications, Angel J.B. Rivera, inspecteur de l’enseignement secondaire, Benjamin Gache et Alfredo G. Pérez, représentants de la section des permis de diffusion. Dans un volumineux rapport qu’elle soumet au gouvernement, le premier avril 1939, la Commission reconnaît trois systèmes d’exploitation possibles: le système privé, le système public et le système mixte ou semi-officiel. Selon elle, la solution la plus judicieuse paraît être « un système de radiodiffusion privée et centralisé avec intervention directe de l’État. Ainsi, il y aurait une entité unique fondée sur la participation de tous les détenteurs actuels de permis… »[37] A priori, l’intervention de l’État renvoie à « un organisme indépendant qui possède la structure administrative nécessaire lui permettant d’agir de façon immédiate, directe et appropriée…”[38] De ce point de vue, la solution proposée par la Commission argentine rejoint celle du Canada et de l’Afrique du Sud où la création d’un organisme indépendant aux pouvoirs discrétionnaires est en mesure d’assurer un développement adéquat dans tout le pays. Cette conclusion à laquelle en arrive Adolfo T. Constantino coïncide exactement avec la tendance mondiale.[39]

Une telle proposition ne peut que légitimer la conduite de l’État qui, tout en agissant par devoir, démontre à l’évidence qu’il cherche à développer un idéal national, ou du moins à suivre la tendance internationale. Mais, cette attitude ne doit pas faire illusion. La période de la Seconde Guerre mondiale, jalonnée par la formation de la Commission (1939) et l’accession au pouvoir de Perón (1946), provoque une rupture des rapports entre l’État et les radiodiffuseurs qui, jusqu’ici, servaient de référents au mouvement national. La radio argentine subit le contrecoup des politiques internes et externes du pays: celles-ci étant intimement liées au conflit mondial, et celle-là au régime politique né des coups d’État militaires de 1929 et 1943. Instrument de culture, certes, mais aussi instrument du pouvoir dont la tendance des années 1930-1940 est marquée par « l’utilisation directe de la radio comme instrument pour la création d’un consensus politique à l’intérieur du pays et pour la lutte psychologique extérieure qui accompagne les confrontations belliqueuses ou les tensions internationales. »[40]

Les pouvoirs politiques se prémunissent contre toute agression propagandiste, partisane ou subversive qui les menacent en période de crise. Inéluctablement, l’exacerbation des tensions nationales et internationales ne rend que plus suspect le rôle socioculturel de la radio. De là, naissent les conflits provoqués par des divergences d’opinion sur la vocation et l’orientation de la radio. L’une des conséquences directes qui découle de l’action gouvernementale et qui reste encore vertement critiquée de nos jours en Argentine, porte sur la liberté d’expression. Une situation conflictuelle devient inévitable lorsque « les mesures de contrôle commencent à s’appliquer de façon soutenue à l’expression des idées, plutôt qu’à la qualité et aux objectifs thématiques de la programmation. »[41] Cela équivaut à se demander, à l’instar d’Alberto J. Aguirre, si la radiodiffusion en Argentine est un service public ou si elle est seulement d’intérêt public: dans les deux cas, de répondre l’auteur, l’État se forge des raisons pour prendre les dispositions nécessaires afin d’exercer des pressions sur les radiodiffuseurs de façon à ce que ces derniers s’en remettent sagement à la volonté du gouvernement, du moins pour ce qui lui importe réellement, à savoir la diffusion des idées.[42]

Sans aucun doute, l’État procède à une restructuration de la radio sous toutes ses formes: la création d’un Conseil supérieur de la radiodiffusion, la formation d’une Commission chargée d’enquêter sur la situation de la radiodiffusion et la mise sur pied d’un sous-secrétariat de l’information au ministère de l’Intérieur vont infléchir la pratique de la radio largement subordonnée à l’entreprise privée. Corrélativement, la publicité et la programmation sont remises en question et constituent la pierre d’achoppement dans les rapports de force qui précèdent la nationalisation complète de la radio.[43]

Publicité et programmation

Les moyens de communication de masse dont fait partie la radio reposent sur la triade émetteur-message-récepteur. Le message qui constitue le pivot de ce schéma n’a pas comme unique référent les émissions régulières, les nouvelles ou les commentaires de toutes sortes. La publicité constitue en soi un message dont la portée conditionne le pouvoir médiumnique de la radio, et souvent le caractère des émissions. Au vrai, la publicité est le substrat de la radio privée: elle constitue l’essentiel de ses ressources financières. Entre la publicité et la programmation, il devient aisé d’établir un rapport de cause à effet, simplement sur la base de la cote d’écoute. Dès lors, les radiodiffuseurs privés peuvent prétendre à une plus grande qualité d’émissions culturelles ou éducatives ou verser carrément dans la facilité que le bon ton passe sous silence.[44] La tendance de la radio argentine au cours des années 1930 épouse le modèle états-unien: une radio privée, commerciale et axée sur la production d’émissions de variétés et de divertissement populaire. »[45]

Les conditions économiques et les possibilités d’exploitation commerciale qui sous-tendent la pratique de la radio argentine restent cependant limitées en comparaison des États-Unis. Chaque propriétaire a une conception particulière de la radio qui reflète à la fois un trait marquant de sa personnalité et un besoin lucratif. Cette attitude égocentrique ne peut conduire qu’à des résultats déplorables, soutient Alberto Aguirre, même si elle fait prendre conscience à de tels individus que l’instrument qu’ils possèdent pourrait être mis au service du public et du pays avec intelligence et générosité.[46] Mais, comment assurer la viabilité de la radio tout en répondant à de tels critères?  La question se pose avec difficulté si l’on en juge par la lenteur du gouvernement à réagir – dix ans se seront écoulés avant que l’Argentine ne procède, à l’exemple du Canada et de l’Afrique du Sud, à la nationalisation de la radio – par le travail de conscientisation qui reste à faire auprès de la population et par le monopole ainsi que les manœuvres d’intimidation qui favorisent le maintien du statu quo. À cela viendra s’ajouter le poids de la Seconde Guerre mondiale, période d’équivoque pour la réalisation d’un tel projet national. Pareilles conditions ne peuvent qu’inciter la Commission d’enquête à proposer une solution susceptible de contrebalancer les intérêts privés par un plus grand contrôle de l’État et d’endiguer le flot d’émissions dont la portée culturelle ou éducative laisse à désirer. Nationalisation et centralisation: voilà deux mots clés autour desquels gravitent la pensée politique et l’action du gouvernement.

Même si la centralisation des services administratifs, techniques ou autres permet de mieux répondre à l’objectif ultime que représente la nationalisation de la radio, elle ne saurait rendre compte de toutes les difficultés engendrées par le système lui-même. A priori, la formule « d’un système de radiodiffusion privée et centralisé avec intervention directe de l’État » offre, par moments, une plus grande souplesse d’action puisqu’elle couvre des intérêts différents, mais non moins complémentaires. Par exemple, la taxe perçue annuellement sur chaque appareil radio ne peut, de toute évidence, suffire à financer entièrement ce système. La publicité constitue un apport appréciable pour assurer le rayonnement de la radio à travers tout le pays, sans compter qu’elle peut contribuer à la réalisation d’émissions coûteuses qui autrement ne pourraient être présentées au grand public. Cette solution mitoyenne tient compte forcément d’une stratégie de développement qui semble vouloir concilier tous les intérêts, y compris celui du public: « eu égard au nombre d’appareils utilisés au pays, et comparativement à celui des nations européennes surpeuplées où un tel système est régi, le montant de la taxe pour chaque appareil s’élèverait à une somme jugée prohibitive. »[47]

L’entreprise privée de la radio argentine se voit soumise à des impératifs nationaux qui jalonnent cette activité lucrative. L’intervention de l’État oblige à une restructuration complète de la radio et permet de redéfinir la presque totalité des critères non plus uniquement en fonction des profits générés, mais également en fonction des intérêts du pays. De ce point de vue, il est important, affirme Enzo R. Camerini, que le gouvernement ou l’institut national de la radiodiffusion [Conseil supérieur de la radiodiffusion] soit en contact permanent avec les groupes qui ont des intérêts particuliers dans cette affaire. Le développement de la radiodiffusion, précise-t-il, repose sur des problèmes financiers et artistiques qui sont en relation étroite avec l’organisation générale de la programmation.[48] Pour tout dire, l’État procède à une série de mesures visant à coordonner cette activité pour le plus grand bien-être de la nation. Mais en même temps, il se prépare tacitement à exercer une autorité absolue qui sera portée à son paroxysme sous la présidence de Perón. Pour l’instant, il se borne à revendiquer les intérêts de la majorité silencieuse, bien que le régime politique né du second coup d’État militaire n’accorde aucune place à la masse du peuple. Sous le couvert de la sécurité nationale, le gouvernement de Ramirez procède à une épuration qui n’est en fait que le prélude à « une longue bataille pour le contrôle des média »:

Le coup militaire de 1943 est anti-yankee, anti-britannique et naturellement antisémite. Son principal objectif, en matière de radiodiffusion, sera d’évincer [Jaime] Yankelevitch [propriétaire] de Radio Belgrano, parce que Juif et les représentants de la maison d’édition Haynes [propriétaires] de Radio El Mundo, parce qu’Anglais.[49]

Dans l’intervalle, l’Argentine est ballottée entre les puissances de l’Axe et les puissances Alliées. Pendant ce temps, le pays erre à la dérive, tiraillé entre la ligne politique des nouveaux maîtres et les réalités de la guerre mondiale. Mais, il n’y a pas que la pays qui soit affecté par ce climat d’incertitude et de pressions politico-policières. Les valeurs de la radio, soutient Alberto Aguirre, sont affectées à un point tel, que le désordre et le découragement total se répandent chez ceux qui conservaient un tant soit peu de dignité pour leur profession. Les radios commencent à servir la cause et le Secrétariat de la presse à empoisonner le public en se servant du personnel de la radio, en tronquant les émissions ou en dénaturant les dramatiques qui insufflent astucieusement un germe de rancœur.[50]

La prise de contrôle par l’État argentin semble prendre des proportions démesurées. L’abus de pouvoir provoqué par le coup d’État militaire et le désordre social issu de la Seconde Guerre mondiale créent une situation tendue et le gouvernement d’après-guerre n’hésitera pas à léser les intérêts des radiodiffuseurs au nom de la raison d’État. Bien sûr, la majorité des propriétaires de stations privées ne voudront pas cautionner cette politique, ce qui n’empêchera pas le gouvernement de s’imposer par la dictature et de créer une radio nationale conforme à ses visées politiques. Force nous est de reconnaître que derrière ce pouvoir coercitif, toute une série de mesures législatives, administratives, techniques ou autres sont mises en place et bien que la radio soit subordonnée aux aléas de la politique, ces paramètres demeurent sous-jacents à la compréhension de cette relation.

L’ancien drapeau national de l’Afrique du Sud (1928 à 1994)

III – AFRIQUE DU SUD

Avant que la Loi sur la radiodiffusion n’entre en vigueur le premier août 1936, le gouvernement sud-africain a minutieusement considéré tous les aspects de la radio. Le rapport Reith a donné toute satisfaction: plus de 250 personnes de différents milieux sont interrogées et les deux principes majeurs qui ressortent de cette enquête démontrent que: 1) l’exploitation des communications électriques qui relève de l’État ne peut être opérée que par l’entreprise privée une fois qu’elle a obtenu une licence d’opération ou de concession du gouvernement; 2) la radio doit être reconnue comme une mission d’utilité publique.[51] L’acquisition de l’ABC ne pose pas de réels problèmes. Bien entendu, les deux parties en cause négocient ferme, mais l’arbitre Gerald Orpen, nommé par le gouvernement, doit rendre compte d’une estimation satisfaisant à la fois l’État et la compagnie Schlesinger.[52]

Dès l’acquisition du réseau par l’État, le Bureau des gouverneurs assume la conduite de cette nouvelle Société: le professeur M.C. Botha, directeur au secrétariat de l’Éducation, en assure la présidence. Le Gouverneur général nomme pour cinq ans le président-directeur, son adjoint ainsi qu’un troisième membre du Bureau; quant aux autres personnes désignées, trois sont nommées pour une période de quatre ans et trois pour une période de trois ans. Leur nomination fait également l’objet d’une sélection scrupuleuse: d’abord, parce qu’à la Chambre des députés, l’on s’accorde à dire que le « succès ou l’échec de la Corporation dépend premièrement des qualités, du caractère et de l’habileté de son directeur-général, et deuxièmement des autres représentants de ce Bureau; »[53] ensuite, parce ce que l’on tient à ce que ce Conseil soit représenté « par environ 50% de gens d’expression anglaise et 50% d’expression afrikaner. »[54] Les responsables de la nouvelle Société d’État (SABC) disposent, comme au Canada, d’une large autonomie opérationnelle et ne doivent être assujettis d’aucune façon aux ingérences politiques. Néanmoins, la Société doit produire annuellement un rapport sur ses activités et le soumettre au Parlement. Afin d’optimiser l’efficacité de la nouvelle Société, la Loi de 1936 prévoit, en outre, la création de Conseils locaux situés respectivement à Pretoria, Johannesburg, le Cap, Durban et Grahamstown et pouvant instruire les gouverneurs des problèmes rencontrés dans ces villes.

L’infrastructure dont hérite la SABC correspond, à maints égards, à celle développée par les radiodiffuseurs privés argentins et canadiens au cours de la même période. Les principaux centres urbains sont les premiers à bénéficier de cette nouvelle technologie tandis que les petites localités ne disposent d’aucun service adéquat. Les émissions présentées à la population sud-africaine sont entièrement diffusées en anglais à l’exception des stations de Johannesburg et du Cap qui présentent une émission d’une heure par semaine en langue afrikaner.[55] Quant aux améliorations techniques, à la qualité des émissions et à la répartition d’émissions à caractère national ou régional, elles ne constituent d’aucune façon l’essentiel de cette activité, sauf dans le cas où l’un ou l’autre de ces éléments permet d’anticiper un profit. À la différence des réseaux susmentionnés, le réseau sud-africain fait l’objet d’un monopole exclusif de la part du puissant financier et industriel Isidore William Schlesinger avec le résultat que nous connaissons: un réseau au nombre de stations émettrices limitées dont la structure immobilière sert « non seulement à accommoder l’ABC, mais sa maison d’assurance et ses autres compagnies. »[56] Dans ces conditions, le défi que doit relever la SABC est de taille, compte tenu des attentes de la population et du vaste territoire à couvrir.

Diffusion dans les deux langues

Avec un population d’environ « deux millions d’européens et huit millions d’autres ethnies dans une pays de près d’un demi million de milles carrés”[57], la SABC fait face à une urgente nécessité: celle de mettre sur pied un système national qui tient compte des deux principales cultures de ce pays. La Loi sur la radiodiffusion stipule à l’article 14 que: « la Corporation devra structurer et organiser ses émissions en fonction des intérêts des deux cultures, anglaise et afrikaner. »[58] Pour combler cette insuffisance notoire, la Société d’État décide d’offrir un service bilingue sur la base d’une même programmation. En procédant par alternance dans la présentation des émissions, la SABC choque davantage ses auditeurs qu’elle ne les satisfait, d’autant plus que ces derniers n’apprécient guère la façon cavalière avec laquelle certaines stations radiophoniques mettent fin à leur programmation quotidienne. La station du Cap, par exemple, présente quelques mesures des hymnes du ‘Stem van Suid-Afrika’ et ‘God Save The King’ et se retire des ondes sans autre forme de procès. Disposant tout au plus d’une douzaine d’émetteurs à travers le pays et d’une puissance totale de 52 kilowatts, la SABC ne peut visiblement exploiter une double service à partir d’une réelle infrastructure sans compter qu’elle s’expose déjà à de sévères critiques de la part des deux communautés culturelles.

La Société n’est pas lente à comprendre que l’unique solution réside dans un double système. Cette proposition a d’ailleurs été soulevée à maintes reprises à la Chambre des Communes. Lors de la présentation en seconde lecture du Bill sur la radiodiffusion, le député, J.W. Higgerty, insiste sur ce point.[59] Le consensus politique exprimé par certains députés et ministres de cette Assemblée ne repose pas uniquement sur des considérations nationales. Le gouvernement de l’Afrique du Sud prête une attention particulière à tout ce qui se passe dans les autres pays du Commonwealth. À maintes reprises, le Canada sert de norme:

…le Canada est un pays semblable à l’Afrique du Sud pour son étendue. C’est aussi un pays bilingue /…/ L’une des objections au projet national était que la division du Canada entre communautés francophone et anglophone conduirait à un service public inadapté sinon impossible. À cela, le Major Murray répliqua: s’il est bien administré, le service radiophonique national pourra produire des émissions variées en puisant dans les différentes régions du Dominion, et du même coup favoriser un nouveau moyen d’action en vue d’éliminer les préjugés.[60]

L’influence qu’exerce le Canada sous ce rapport et les revendications immédiates qui découlent de l’article 14 ne laissent guère le choix à la SABC. Dès les premiers mois de 1937, la Société décide que le réseau actuel diffusera désormais en langue anglaise et prévoit dans un proche avenir l’installation d’un système temporaire pour la population afrikaner. Deux émetteurs à ondes courtes sont utilisés à cette fin: l’un à proximité de la ville du Cap (Klipheuwel) et l’autre près de Johannesburg (Roberts Heights).[61] Le 25 octobre 1937, le premier service en langue afrikaner est mis en opération depuis la ville du Cap, tandis que celui de Johannesburg démarre ses activités le premier décembre de la même année. En dépit des insuffisances qu’occasionne une telle installation de fortune, la majeure partie de la population afrikaner peut bénéficier de ce nouveau service. La portée des ondes moyennes utilisées dans les grands centres urbains n’atteint pas cette large portion de la population et l’utilisation des ondes courtes dans ces régions périphériques est censée donner des résultats satisfaisants.

La célébration du Centenaire du Grand Trek, en 1938, est sûrement l’une des raisons qui a influencé la mise sur pied hâtive de ce second réseau. Point culminant de l’histoire afrikaner au cours de cette décennie, le Grand Trek, que l’on se prépare à célébrer en grande pompe, crée une atmosphère d’euphorie collective dont la presse écrite a vite fait de se nourrir et de répandre dans la population. Symbole du nationalisme afrikaner, cet événement accapare tout entier l’attention de ce peuple en quête de sa propre identité. Mais au départ, faut-il penser que certains ministres et députés de l’Assemblée nationale ont donné l’impulsion nécessaire à la création d’un second réseau?  Une chose est certaine: leurs paroles ont fini par filtrer au sein de la population et elles ne pouvaient rester sans écho. Les propos tenus par le député Morris Alexander illustrent bien cette nécessité fondée sur l’équité sociale:

Il ne serait pas difficile de créer un système à partir duquel les auditeurs d’expression afrikaner auraient la possibilité d’entendre [des émissions dans] leur propre langue et de développer leur propre culture tandis que les auditeurs d’expression anglaise auraient les mêmes privilèges, ce qui inciterait davantage [cette Chambre] à favoriser une meilleure compréhension mutuelle [chez ces deux peuples].[62]

La représentation équitable des deux communautés culturelles au sein du Bureau des gouverneurs représentait un pas en avant. Il incombait maintenant à ces ambassadeurs de chercher le moyen le plus satisfaisant pour concrétiser cette équité sociale, ce qu’ils démontrèrent en improvisant une radio afrikaner. Mais, tout n’était pas réglé pour autant. Certains Afrikaners montraient des signes de mécontentement et revendiquaient sur l’heure un réseau permanent et mieux structuré tandis que la plupart des Anglais, favorisés depuis le début par cette technologie, fulminaient contre le dédoublement de leur système. Les événements qui se profilaient à l’horizon venaient gommer quelque peu les récriminations des uns et les protestations des autres, les Afrikaners étant absorbés par les préparatifs du Grand Trek et la communauté anglophone par les tensions grandissantes entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne.

Le Centenaire du Grand Trek allait présenter l’occasion idéale pour la SABC de mettre à l’épreuve la capacité technique et administrative du réseau tout en gagnant la sympathie des Afrikaners que l’on traitait en parent pauvre. Les organisateurs de la fête avaient décidé d’évoquer de façon symbolique l’odyssée de ces pionniers hollandais (les Trekkers) qui, 100 ans auparavant, avaient dû quitter la ville du Cap pour se soustraire à l’autorité britannique impériale. Les Trekkers s’étaient ainsi disséminés à travers le pays et les célébrations de 1938 s’ouvraient sur cet épisode. Les deux chars (ox-wagons), répliques parfaites du ‘kakebeenwa’, qui prenaient le départ à la ville du Cap devaient refaire le parcours original au cours des quatre mois à venir.

Une équipe de reporters du réseau afrikaner fut immédiatement dépêchée sur les lieux pour assurer pendant une semaine l’information de ce fait d’actualité. L’enthousiasme du public fut tel, que les autorités n’eurent d’autre choix que de couvrir l’événement dans sa totalité. Pour ce faire, il fallait planifier des équipes de travail, maintenir une liaison constante avec les stations émettrices et surtout faire preuve de débrouillardise devant l’imprévu. Cette activité fébrile n’en fut pas moins déterminante pour la radio afrikaner:

…les deux premiers chars qui ont quitté la ville du Cap ont virtuellement marqué les débuts du service afrikaner de la SABC /…/ Les reportages radiophoniques de ce Grand Trek symbolique ont rendu le public plus conscient vis-à-vis de la radio qui est devenue, en l’espace de 4 mois, un compagnon indispensable pour des dizaines de milliers de Sud-Africains qui, jusqu’ici, considéraient cet objet comme un luxe.[63]

La couverture de cet événement singulier a démontré à l’évidence l’obsolescence d’un système hérité de l’entreprise privée de même qu’une insuffisance marquée au niveau de l’interaction des stations émettrices. Du coup, la SABC prend conscience du caractère régional, et à la limite provincial de ses stations qui opèrent de façon plus ou moins indépendante. Au regard de son plan de développement, la Société doit ainsi mettre l’accent sur la dimension nationale si elle veut unifier chacun de ses réseaux pour leur permettre ensuite de progresser mutuellement. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres: le plan temporaire du réseau afrikaner datant de 1937 ne sera modifié qu’à la fin de l’année 1939, et encore avec parcimoni. Les deux stations émettrices à ondes courtes peuvent désormais relayer leurs émissions grâce à l’addition de quatre émetteurs d’ondes moyennes situés à Johannesburg, Pretoria, Bloemfontein et à la ville du Cap ainsi qu’à l’adjonction, au début des années ’40, d’un émetteur à faible puissance à Durban.

La carence administrative de la SABC vis-à-vis du réseau afrikaner, issue de l’incompétence des gouverneurs, provoque des mécontentements qui ne peuvent rester sans lendemain. La Chambre des députés est d’avis que « le Bureau des gouverneurs n’a pas administré convenablement la Société en regard des attentes de ses auditeurs. »[64] Qui pis est, le député nationaliste, Paul Olivier Sauer, s’indigne de constater que « l’on ait pas donné une place suffisante aux Afrikaners et qu’on les ait traités de façon mesquine. »[65] Dans un système démocratique où l’on accepte de jure que les deux communautés culturelles puissent coexister en toute équité, il n’est pas rare de constater dans les faits qu’un peuple subit généralement l’ascendant de l’autre. En théorie, le discours du gouvernement élu s’efforce de reconnaître et de niveler les droits de chacun, mais en pratique il fait face à une distorsion qu’il lui est parfois difficile d’éviter. Dans le cas de la radio sud-africaine, ce sentiment d’inégalité est durement ressenti en raison des écarts différentiels qui existent, soit au niveau de la structure des réseaux, soit au niveau de leur gestion. En dépit de la Loi sur la radiodiffusion, les Afrikaners doivent constamment veiller au grain et rien ne saurait leur être acquis s’ils n’exerçaient quelque pression ou quelque influence sur la machine politique. Le décalage entre le réseau afrikaner et anglais peut ainsi être réduit par le biais de leurs revendications pour autant qu’elles soient légitimes. Cette démarche n’aboutit pas toujours à des résultats significatifs, cependant. Dans la conjoncture présente, l’imminence d’un conflit mondial suffit à juguler le mouvement des protestations à l’endroit de la Société et du gouvernement.

Financement et programmation

Avant que la radio ne soit administrée par l’État, la compagnie Schlesinger avait réalisé, en 1935, un chiffre d’affaires de neuf fois supérieur à celui de 1928 (voir la figure 3 ci-après). C’est dire qu’elle cédait une entreprise en bonne santé financière et par conséquent qu’elle était en mesure de recevoir une compensation substantielle: l’arbitre, Gerald Orpen, « alloua à monsieur Schlesinger 150 000 livres-sterling en se basant sur le fait qu’il se départirait d’une affaire lucrative que la nouvelle Corporation avait tout intérêt à acquérir. »[66] La principale critique liée au financement de la radio d’État reposait sur l’émission d’actions et d’obligations fixées au taux annuel de 6%, alors que la tendance du marché se situait à 3.5%. Ce geste du gouvernement allait non seulement à l’encontre des lois du marché, puisque le gouvernement avait dû emprunter la dite somme à 3.5%, mais favorisait directement Schlesinger  qui réinvestissait aussitôt le montant d’achat à 6% lors de l’émission des titres. En d’autres termes, Schlesinger jouissait d’un traitement de faveur et au cours des années 1937-1938, d’autres irrégularités furent dénoncées. Comme si cela ne suffisait pas, le Bureau des gouverneurs fut très vite accusé d’incompétence totale. On lui reprochait, de plus, une attitude indifférente et parfois méprisante à l’égard des auditeurs.[67] Sans doute, les deux émissions radiophoniques de 1937 où l’on avait cru un moment duper le public ressurgissaient-elles et s’ajoutaient-elles à la liste des reproches![68]

Quelques années d’administration suffirent à ébranler la SABC dont le Bureau des gouverneurs était le grand responsable. Les employés étaient sous-payés et débordés de travail. Les rapports annuels déposés au Parlement n’apportaient que des réponses évasives aux problèmes de l’heure et n’envisageaient aucune politique de développement à court ou à long terme. Quant aux auditeurs, ils étaient sans cesse en butte à des vexations sans nombre. Selon le ministre des Postes et des Télégraphes, « les droits de permis par récepteur en Afrique du Sud étaient les plus élevés au monde ». Une mesure compensatoire, telle la gratuité du permis pour les institutions éducationnelles, les hôpitaux publics ou encore les institutions de charité n’avait que peu d’impact sur l’ensemble de la population.[69] Par contre, la diminution des heures de diffusion en trois tranches quotidienne (7 h-9 h; 10 h 30-14 h; 18 h-22 h) suffisait à aiguiser leur colère.

La programmation provoque également de vives controverses au sein de la Chambre des députés dès qu’elle est teintée de propagande du parti au pouvoir ou qu’elle sert des intérêts politiques étrangers. Le député nationaliste, F. C. Erasmus, s’oppose catégoriquement à la présentation du discours du budget par le ministre des Finances, alléguant que ce dernier représente son gouvernement et son parti (Parti Uni). Il maintient que si cette pratique devait être poursuivie à la suite de la décision du Bureau des gouverneurs, que les autres partis politiques devraient, eux aussi, avoir le droit de diffuser une adresse par un de leurs représentants.[70] Ces petites querelles de clocher suffisent toutefois à freiner sur-le-champ des manoeuvres politiques qui pourraient conduire à un plus grand contrôle des idées et des opinions politiques.

L’utilisation de la radio à des fins de propagande n’a pas que des résonances nationales. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des grandes puissances ont déjà mis au point des techniques raffinées qui leur permettent d’exercer à distance une influence sur les autres pays, notamment ceux situés en périphérie de l’Europe occidentale. L’Afrique du Sud, de par son importance stratégico-politique, devient tout désignée pour la Grande-Bretagne qui cherche manifestement des appuis aux quatre coins du globe. La politique étrangère de Smuts, qui a décidé d’apporter son appui total et immédiat aux Alliés dès sa réélection de 1939, prête le flanc à la critique. Dans ce contexte, la radio n’échappe pas aux attaques de l’opposition et les nationalistes reprochent particulièrement à son ministre des Postes de donner la préférence aux discours politiques de la Grande-Bretagne. Le député nationaliste, P.J. Van Nierop, s’interroge sur certaines politiques radiophoniques concernant la diffusion de communiqués officiels ou de discours d’hommes d’État britanniques. Il se demande, en outre, pourquoi ceux-ci ont préséance sur les politiciens d’Afrique du Sud. Et le ministre des Postes de rétorquer que les déclarations politiques d’hommes d’État britanniques ont été diffusées en raison de leur caractère international. Il s’empresse de préciser que des difficultés d’ordre linguistique ont obligé la SABC à présenter un résumé des déclarations autres que britanniques. Quant à la place accordée aux discours des partis politiques du pays, il ressort qu’ils contiennent un élément de propagande que la Société souhaite à tout prix éviter, et que de toute façon l’on ne peut comparer ces deux types de discours de par leur nature même et la portée qu’ils sont censés avoir.[71]

Les problèmes techniques, administratifs et financiers auxquels se voit confronté la SABC et l’imminence d’un conflit mondial relèguent au second plan toute restructuration de la programmation. La radio vivote et le gouvernement tarde à réagir, sachant fort bien que les exigences de la guerre vont conditionner la plupart de ses décisions. Au cours des trois années qui ont suivi la Loi sur la radiodiffusion, des problèmes majeurs ont été soulevés, mais l’on ne saurait s’attendre à ce qu’ils soient résolus en temps de guerre. Pourtant, nous pouvons d’ores et déjà constater que le gouvernement sud-africain s’est engagé sur la voie de la nationalisation pour la mise sur pied d’un double réseau (anglais et afrikaner) et qu’il devra nécessairement donner suite à cette initiative dans les meilleurs délais. Cette politique est sous-jacente à un certain nombre de choix qui s’imposent: elle remet en question le financement du système, la répartition des stations émettrices, le contenu des émissions, et ce qui apparaît encore plus significatif c’est qu’elle ne laisse plus subsister la moindre équivoque sur la reconnaissance des deux communautés culturelles.

La création d’un réseau afrikaner – même si celui-ci est défini sur une base temporaire pour quelque temps encore – signifie davantage que l’utilisation d’une technologie par une société donnée. Elle est le signe tangible d’une affirmation culturelle qui s’est amorcée avant même la création du réseau national. À preuve, le député nationaliste, Paul Olivier Sauer, anticipait cette victoire à l’époque où l’ABC ne diffusait qu’une heure par semaine en langue afrikaner: « en ce qui regarde l’ABC, je veux dire qu’après une bataille très longue et très ardue, la langue afrikaner a recouvré partiellement ses droits. »[72] Quant au réseau anglais, qui n’est ni plus ni moins dans sa forme première que le stigmate de l’entreprise Schlesinger, il n’est pas dit qu’il devra nécessairement véhiculer les mêmes valeurs culturelles de ce réseau privé. Encore une fois, le député Sauer critique avec justesse l’ABC en affirmant que cette entreprise n’a jamais tenté, de quelque façon que ce soit, de donner à la radio un caractère qui soit proprement sud-africain. Par cela, il signifie clairement qu’au niveau des politiques et des émissions présentées, l’ABC n’est qu’une « servile imitation de la BBC ».[73]

En somme, la création d’un réseau afrikaner a non seulement permis à cette communauté culturelle de s’affirmer, mais elle a également incité la communauté anglophone à modifier ses comportements vis-à-vis de sa propre identité culturelle et de celle des Afrikaners. Il est certain que l’idée de fonder une radio nationale allait opérer une forme de conscientisation qui demanderait, par la suite, des ajustements et des compromis. Mais en créant deux réseaux, n’y avait-il pas un danger pour que les deux peuples s’ignorent ou du moins disposent de cette technologie pour s’isoler culturellement?  Si cela devait se produire, il était encore trop tôt pour l’affirmer. Au cours des trois premières années d’opération de la SABC, bien des problèmes avaient surgi, mais la guerre allait s’empresser de les résorber temporairement afin d’imposer ses priorités.

Conclusion

Jusqu’à présent, il nous a été possible de comprendre l’évolution de la radio à partir d’un mouvement supranational. Cependant, le cas de l’Argentine nous laisse un peu perplexe. Certes, toute la dialectique qui fonde les prémisses de l’évolution technologique en temps de guerre établit une relation de cause à effet que nous ne saurions mettre en doute.[74] Cela ne suffit pourtant pas à rendre compte entièrement du retard que l’Argentine accuse face à l’Afrique du Sud et au Canada qui sont, soit dit en passant, d’une exactitude chronométrique étonnante. L’apparition de la radio dans ces trois pays s’est faite presque simultanément, et par une approche déductive nous aurions été en mesure de dégager un modèle supranational qui rende compte de cette évolution. Mais voilà: l’étude de la radio argentine ne nous permet pas d’émettre une hypothèse qui anticipe un modèle unique. Il nous faut donc chercher à comprendre l’évolution de la radio en tenant compte des éléments de ce modèle tout en admettant que le processus d’analyse puisse en générer d’autres.

Le présent chapitre vient rompre l’harmonie de cette évolution qui assurait une certaine homogénéité à notre démarche analytique, en favorisant une description analogue entre les pays excentriques que nous pouvions aisément situer par rapport au centre. Nous voici maintenant au carrefour d’autres modèles susceptibles de rendre compte de cette rupture. À la lumière des paramètres que nous avons étudiés jusqu’ici, il est manifeste que l’Afrique du Sud et le Canada se sont inspirés du modèle britannique, entendons par là celui de la BBC et par extension ceux des pays membres de l’Empire (Nouvelle-Zélande, Australie, etc.). Le modèle états-unien a également servi à définir les systèmes canadien et sud-africain sur la base de son financement.[75] Pour sa part, l’Argentine tend à opter pour les mêmes critères, si l’on s’en fie au rapport sur la radiodiffusion (1939) et aux nombreuses déclarations à l’Assemblée nationale.

Même si la seconde Guerre mondiale retarde le processus de nationalisation, n’y a-t-il pas lieu de croire que la radio argentine aspire nominalement à un modèle national, mais qu’en réalité elle bascule contre son gré dans le totalitarisme péroniste? La période 1943-1946 laisse songeur. Le coup d’État militaire sonne le glas d’une radio éprise de liberté. Cette entrave au droit de choisir, de s’exprimer ou de critiquer entache sérieusement le modèle de la radio argentine au point que nous avons dû, dans le présent chapitre, situer notre approche par rapport à ces exigences nouvelles.[76] Raul Aicardi a peut-être résumé mieux que quiconque cette marginalisation lorsqu’il écrit: « en général, les gouvernements latino-américains refusent le principe de voir attribuer les ondes radiophoniques au patrimoine international. »[77] D’emblée, cette distinction pose le problème de la nationalisation de la radio dont certains principes fondamentaux ne peuvent être enchâssés au modèle supranational qui s’est développé à partir des modèles centraux.

 

[1] Innis, H.A. (1972). Empire and communications. Toronto: University of Toronto Press, p. 5.

[2] Cette approche syncrétique qui rejoint la formule célèbre de Marshall McLuhan « le médium c’est le message » englobe un certain nombre de considérations que nous verrons à définir par rapport à la nationalisation de la radio.

[3] Canada. (1937). Canada Yearbook, 1937. Ottawa: J.O. Patenaude, p. 719. Le réseau formé en 1932 comprend 26 stations dont 8 appartiennent ou sont louées par la CCR, à savoir: celles de Halifax, Chicoutimi, Québec, Montréal, Ottawa, Toronto, Windsor et Vancouver.

[4] Brockington, L.W. (1936). Extrait de l’allocution prononcée le 4 novembre 1936 sur les ondes de Radio-Canada. Cette allocution apparaît dans les journaux suivants: Ottawa Citizen, 5 novembre 1936; Saturday Night, 14 novembre 1936.

[5] Canada. Rapport de la Commission royale de la radiodiffusion, 1929. Ottawa: F.A. Acland, pp. 7-8.

[6] Canada. House of Commons. Debates (1935). Vol. I, p. 777; Vol. III, pp. 2561-62, 2779-80, 3346; (1936). Vol. I, p. 458.

[7] Le gouvernement canadien, par l’intermédiaire de son ministre, C.D. Howe, s’engage dès 1936 à limiter systématiquement à 1 000 watts la puissance des stations privées et à n’accorder aucune licence pour toute nouvelle demande excédant cette puissance. Cependant, les stations privées CKAC (Montréal) et CFRB (Toronto) possèdent une puissance émettrice supérieure à celle de plusieurs stations du réseau national. « Lors de la constitution de la Société, le 2 novembre 1936, la puissance totale du réseau national était de 38 600 watts dont 14 200 watts pour les stations appartenant à l’État ou louées, sur un total de 79 000 watts pour toutes les stations au Canada. Le 31 mars 1938, la puissance totale de toutes les stations du réseau est de 168 350 watts, dont 113 200 watts pour les stations de Radio-Canada. La puissance de toutes les stations privées non affiliées au réseau, comme stations de base ou complémentaires, est alors de 18 100 watts ». In: SRC. Montréal, (1942). Rapport de la SRC, 1936-1942. Ottawa: J.O. Patenaude, p. 6.

[8] Canada. House of Commons. Debates. (1938). Vol. I., p. 246; Canada. Ministère des Affaires extérieures. International Telegraph Convention and General Regulations (document signé à Washington, D.C., le 25 novembre 1927); Canada. International Telecommunication Convention, Madrid 1932. Ottawa: Radio Branch, Dept. of Marine, pp. 48 et suiv.; Canada. Canadian Radio Broadcasting Commission. Annual Report, 1936., « International cooperation in broadcasting », p. 20.

[9] Ce sont: Argentine, Brésil, Canada, Colombie, Cuba, Chili, États-Unis, Guatemala, Haïti, Mexique, Nicaragua, Panama, Pérou, République Dominicaine, Uruguay et Venezuela.

[10] Canada. Treaty series, 1928. No. 17. Inter-American arrangement concerning radiocommunications. Signed at Havana, 13 Dec. 1937. Ottawa: J.O. Patenaude; Ibid, No. 18. Inter-American radiocommunications Convention; Canada. Special Committee on radio broadcasting, 1942. pp. 188-89.

[11] Brockington, op. cit. (cité dans le Ottawa Citizen, 5 novembre 1936).

[12] Canada. Annual report of the Canadian broadcasting corporation, 1938. Ottawa: J.O. Patenaude, p. 7.

[13] Canada. Special Committee on the operations of the Commission under the Canadian radio broadcasting Act, 1932. Ottawa: J.O. Patenaude (1934), pp. 95 et suiv.; pp. 501 et suiv.

[14] Brockington, ibid.

[15] Peers, F.W. (1969). The politics of Canadian broadcasting, 1920-1950. Toronto: Univ. of Toronto Press, p. 249.

[16] Peers, ibid. Canuel, A. (1990). Les débuts de la radio au Saguenay. Saguenayensia. Vol. 32, No. 1, Janvier-Mars, pp. 7-13.

[17] Un long débat sur cette question apparaît dans le document suivant: Special Committee on the operations… Voir spécialement: pp. 87-132, 403-13 et la déclaration du député conservateur de Regina, F.W. Turnbull, pp. 494-505.

[18] Montreal Gazette, 23 mars 1937, pp. 13, 19 « Bilingualism aim of Canadian radio »; Le Devoir, 5 avril 1937, p. 1 « Si M. Bennett s’en allait? », Ottawa Journal, 6 avril 1937, p. 6 « The voice of Canada on the air ».

[19] En 1943, la SRC atteint 92% de la population canadienne. La région de Vancouver et le Nord de l’Ontario ont encore des difficultés majeures de réception. En attendant, les ingénieurs de la Société pallient à cette difficulté par l’emploi des ondes courtes. Voir: Canada. Special Committee on radio broadcasting, 1943. Ottawa: J.O. Patenaude, pp. 119-20.

[20] Ellis, D. (1979). Evolution of the Canadian broadcasting system: Objectives and realities, 1928-1968. Ottawa: Minister of Supply and Services, p. 21.

[21] Canada. Canadian Radio Broadcasting Commission. Annual Report. Année fiscale se terminant le 31 mars 1936. p. 10; Canada. Canadian Radio Broadcasting Commission. Annual Report. Année fiscale se terminant le 31 mars, 1938, p. 16. Pourtant, le ministre C.D. Howe avait lui-même déclaré en Chambre que « la Société n’a ni le désir, ni l’intention de retirer plus d’un demi-million de dollars en réclame commerciale… In: Canada. House of Commons. Debates. Vol. I. (8 février 1938), p. 245; Auditor General Report, 1937-38, p. 198. Sur un total de 99 heures d’émissions hebdomadaires, 87.8% restent encore sans publicité. La répartition est la suivante: 57.5 heures d’émissions canadiennes non commanditées contre 3.25 heures commanditées; 17.5 heures d’émissions américaines non commanditées contre 8.75 heures commanditées; 12.5 heures d’émissions outre-atlantique non commanditées. In: Canada. House of Commons, Debates. Vol. I, (8 février 1938), p. 247.

[22] Canada. House of Commons. Debates. Vol. I. (10 février 1938), p. 358. En avril 1938, la redevance annuelle passera de 2.00 $ à 2.50 $ annuellement.

[23] Le ministre C.D. Howe ajoute que l’un des plus grands journaux financiers canadiens affirme que « 43% des programmes de CBL sont des programmes commandités émanant des États-Unis”. Il précise toutefois que les programmes commerciaux américains représentent 18% des programmes de la journée et les programmes complémentaires américains, c’est-à-dire ceux qui ne comportent pas de publicité, 25 % de tous les programmes de cette station. In: Canada. House of Commons. Debates. Vol. I  (8 février 1938), p. 237.

[24] Canada. House of Commons, Debates…,  Vol. I, (11 février 1938), p. 358.

[25] Canada. House of Commons, Debates…,  Vol. III, (18 mai 1932), p. 3035.

[26] Canada. House of Commons, Debates…,  Vol. I, (1 février 1934), pp. 181-83.

[27] À propos du monopole de la Canadian Radio Patents Ltd. voir les déclarations suivantes: Canada. House of Commons, Debates…, Vol. III  (1 avril 1937), pp. 2433 et suiv.; Vol. III, (5 avril 1937), pp. 2556 et suiv.; Vol. I, (9 février 1938), pp. 304 et suiv.; Vol. III  (10 mai 1938), pp. 2754 et suiv.

[28] À la lumière des lois et décrets promulgués entre 1924 et 1943, la préoccupation première du gouvernement argentin sera d’exercer un contrôle plus accru en ce qui a trait à l’organisation structurelle de la radio. Voir: Lastra, A.P. (1970). Régimen legal de radio y television…, pp. 15,18, 20.

[29] Ibid, p. 23. Voir également: New York Times, 1 août 1942, p. 9  « Argentina curbs radio ». Cette protection nationaliste n’a rien d’étonnant. Elle apparaît en Europe occidentale et aux États-Unis bien avant 1933. La Radio Corporation of America est un exemple patent de ce phénomène lié à la radio. Pour une meilleure compréhension de cette interrelation aux États-Unis, nous référons le lecteur à l’ouvrage suivant: Aitken, H.G.J. (1985). The continuous wave: Technology and American radio: 1900-1932. Princeton: Princeton Univ. Press.

[30] Extrait de l’allocution prononcée par Adolfo T. Constantino, le 1 août 1941, à l’occasion du sixième cycle annuel des conférences organisées par l’Asociación de Jefes de Propaganda et diffusée par la radio d’État (LRA Radio) en collaboration avec les autres stations du pays. Allocution publiée sous le titre de: El momento actual en la radiotelefonía argentina. Revista de Correos y Telégrafos. Setiembre de 1941, Ano V, No. 49,  p. 771.

[31] Noguer, op. cit. pp. 57 et suiv.; Tesler, op. cit. p. 26; Lastra, op. cit. pp. 28 et suiv.; Horvath, R. (1986). La trama secreta de la radiodifusión Argentina. Los dueños de la información electrónica y el largo brazo de su poder. Montevideo: Ediciones Unidad, p. 21.

[32] Rusi, H.A. (1951). 14 Anos de LRA. Revista de Correos y Telégrafos. Mayo-Junio. p. 13. L’auteur indique que la puissance émettrice est de 100 kilowatts tandis qu’à la Chambre des députés (28 août 1940), on fait état de 10 kilowatts, ce qui semble plus réaliste.

[33] La vocation de ces trois réseaux reste quelque peu difficile à définir. Ricardo Horvath (op. cit. p.21) parle de « style nord-américain », tandis que Alberto Aguirre définit LR3 et LR4 par rapport aux autres stations qui, dit-il, sont de second ordre à en juger par la publicité et le contenu artistique qu’elles présentent. Quant à LR1, poursuit-il, ce réseau a pris conscience de la nécessité d’améliorer le niveau général de ses programmes. In: Aguirre, A.J. (1961). Radio y Television. Argentina, 1930-1960. Buenos Aires: SUR, pp. 354-63, citation pp. 354-55.

[34] República Argentina. Congreso diputados. Diario de Sesiones. (Apr. 26-Jul. 2, 1941). Vol. I, pp. 778-79. República Argentina. Congreso Nacional. Cámara de diputados. (Junio de 1941). Reunión # 9. p. 522.

[35] Republica Argentina. Congreso diputados. Diario de Sesiones. (Apr. 26-Jul. 2, 1941), Vol. I, p. 779.

[36] Ibid, p. 780. Cette déclaration devant l’Assemblée nationale est fondée sur certaines déclarations de journaux de La Prensa (6 janvier, 1941) et El Mundo (9 janvier 1941) à l’effet que de telles pratiques se font sous « la pression et la menace de représailles ».

[37] Lastra, op. cit. p. 27. Republica Argentina. Reorganización de los servicios…, p. 5.

[38] Dirección de radiocomunicaciones. Revista de Correos y Telégrafos. Ano IV, No. 34, (15 de Junio 1940). Republica Argentina. Reorganización de los servicios…, p. 5. Republica Argentina. Diario de Sesiones. Vol. III. (28 août 1940). p. 433-34. Les résolutions de l’Assemblée nationale, ci-après mentionnées, font également état de la question: Résolution # 6192  (29 avril 1940), article 2; Résolution # 7246  (18 mai 1940), article 2.

[39] Constantino, A.T. (1941). El momento actual en la radiotelefonía argentina. Revista de Correos y Telégrafos. Ano V,  No. 49. Septiembre de 1941. p. 774.

[40] Bassets, L. (1981). De las ondas rojas a las radios libres. Barcelona: Editorial Gustavo Gili, p. 8. L’auteur cite l’exemple de personnes telles: Roosevelt, Hitler, Goebbels, Queipo de Llano et Charles de Gaulle qui, à leur manière, ont utilisé ce médium à des fins politiques.

[41] Lastra, op. cit. p. 25.

[42] Aguirre, op. cit. p. 359. Voir également: New York Times, 16 septembre 1945, p. 34, « Argentina curbs news to US again ».

[43] República Argentina. Repertorio de Legislación Argentina. Vol. II. Buenos Aires: Imprenta del Congreso Nacional,  voir sous « radiodifusión », p. 1715.

[44] Le pouvoir de la radio peut être défini à partir de la publicité (ce qui n’exclut pas d’autres formes de rapprochements susceptibles de compléter cette typologie). De ce fait, il se compare avantageusement à celui des journaux. Plus le tirage d’un journal est important, plus il y a de chances de générer des profits par la publicité (en admettant une saine gestion et une saine compétition). Le nombre de lecteurs et la publicité déterminent l’importance du journal comme instrument de l’économie, et par conséquent interagissent sur le pouvoir économique.

[45] Horvath, op. cit. p. 19.

[46] Aguirre. op. cit. p. 354.

[47] Constantino, op. cit. p. 774.

[48] Camerini, E.R. (1943). Condiciones requeridas para que la radiodifusión ejerza verdaderamente una acción educativa. Revista de Correos y Telégrafos. Año VI, No. 75,  15 de noviembre 1943. p. 150

[49] Aguirre. op. cit. p. 356; Horvath. La trama secreta (II)…, p. 21.

[50] Aguirre, op. cit. p. 356.

[51] South Africa. House of Assembly. Debates, 29 avril 1936, p. 2719.

[52] Le prix de la transaction (150 000 livres-sterling) fut déterminé par Gerald Orpen, directeur de la Syfret’s Trust Co. (ville du Cap), reconnu pour sa compétence en la matière. La société de financement qu’il dirige est l’une des plus anciennes et des plus importantes de l’Afrique du Sud. Elle fut fondée par Edward John Mayrand Syfret, en 1851, puis développée par son fils Edward Ridge Syfret qui s’est associé, entre autres, à Cecil Rhodes. Le seul point en litige dans cette transaction est le taux d’intérêt consenti à Schlesinger (6%) alors que le gouvernement emprunte la dite somme à 3.5% de la Suid-Afrikaanse Lewensassuransie Maatskappy (mieux connue sous le nom de Sanlam). Voir: South Africa. Union of Census and Statistics. (1937). Official Yearbook, 1937. p. 552.

[53] South Africa. House of Assembly. Debates, 4 mai 1936, p. 2659.

[54] Ibid, p. 2974. La nomination et la composition du Bureau des gouverneurs, la durée de leur mandat ainsi que les fonctions qu’ils assument reposent sensiblement sur les mêmes critères que ceux du Canada. Voir: Ellis, op. cit. pp. 16-17; Peers, op. cit. pp. 195-96; Le Devoir, 12 septembre 1936, p. 1 « L’actualité: Gouverneurs de la radio ».

[55] Roos, G. (Broadcasting in…, p. 42) fait état d’une heure par semaine. Eric Rosenthal (You have been…, pp. 145-47) soutient qu’avant la SABC, les programmes en langue afrikaner étaient répartis ainsi: trois bulletins de nouvelles quotidiens, une émission de 45 minutes chaque mercredi soir et une critique littéraire de 15 minutes (probablement deux fois par semaine).

[56] Rosenthal, op. cit. p. 148.

[57] Patrick, op. cit. p. 15.

[58] South Africa. House of Assembly. Debates, 4 mai 1936, p. 2963; Our first half…, p. 192; Roos, G. op. cit. p. 42.

[59] South Africa. House of Assembly. Debates, 4 mai 1936,  pp. 2963-64.

[60] Ibid, 29 avril 1936, p. 2715.

[61] En 1923-24, la compagnie Marconi construit à Klipheuwel une station à ondes courtes destinée aux communications d’outre-mer. L’émetteur utilisé en 1937 est loué à la Overseas Communications of South Africa. Quant à Roberts Heights, il s’agit d’un lieu militaire important qui a été grandement favorisé par le développement des communications au pays, lieu qui sera rebaptisé du nom de  Voortrekkerhoogte pour commémorer l’année du Centenaire des Voortrekkers. L’émetteur qui s’y trouve deviendra, quelque temps après, la propriété des Postes et Télégraphes.

[62] South Africa. House of Assembly. Debates, 4 mai 1936, p. 2971.

[63] Our first half…, p. 193.

[64] South Africa. House of Assembly. Debates,16 août 1938, p. 1067; et 21 septembre 1938, p. 1083.

[65] Ibid, 16 août 1936, p. 1083.

[66] South Africa. House of Assembly. Debates, 16 août 1938, p. 1068.

[67] South Africa. House of Assembly. Debates, (29 avril 1936), pp. 2732 et suiv.; (4 mai 1936),  p. 2955 (16 août 1938), pp. 1069 et suiv.; (21 septembre 1938), p. 3226.

[68] C’est plutôt l’orgueil des auditeurs sud-africains qui fut froissé, surtout que l’une des deux émissions fut retransmise dans tous les pays du Commonwealth. Dans les deux cas, la SABC a fait croire à une interview avec des citoyens sud-africains alors qu’il s’agissait de deux acteurs que la population eût tôt fait de reconnaître. Voir: Times (Londres), 9 juin 1937, p. 15, « South African Broadcasting-Hoaxes »; Times (Londres), 15 juin 1937, p. 15, « Capetown Coronation broadcast ‘Hoax’: Board’s sincere regret ».

[69] South Africa. House of Assembly. Debates, 29 avril 1936, pp. 2732-33.

[70] (1939). Journal of Parliaments of the Empire, (1939). Vol. XX.,  London: Westminster Hall, Houses of Parliament,  (January), pp. 212-13.

[71] Ibid, p. 468. Voir également les débats à l’Assemblée nationale (7 février 1939). L’incident de décembre 1939 à la station de Johannesburg remet en question l’impartialité du gouvernement sud-africain. Suite aux déclarations officielles divulguées sur les ondes, des annonceurs ont publiquement désavoué certaines politiques jugées désagréables et préjudiciables à leur avenir. À la suite de leur licenciement, la SABC embauche des « annonceurs spéciaux dont les voix ne pourront être associées aux émissions diffusées normalement » et demande que chaque employé signe une déclaration de loyauté envers la Société dont le but avoué est de coopérer entièrement avec le gouvernement. Voir: Times (Londres), 22 décembre 1939, p. 5, « Politics in South African Broadcasting: Disaffected announcers ».

[72] South Africa. House of Assembly. Debates, 29 avril 1936,  p. 2728.

[73] Ibid.

[74] Pour une meilleure compréhension de cette interrelation, voir les ouvrages suivants: Dalton, D.M. (1975). The story of radio. London: Hilger; Aitken, H.G.J. (1985). The continuous wave…

[75] Même s’il paraît évident que le système sud-africain opte pour une formule hybride, puisqu’en 1936 la SABC évacue pratiquement toute forme de publicité, il n’en demeure pas moins que le modèle privilégié tend à la combinaison des systèmes britannique (national) et américain (commercial). Voir: South Africa. House of Assembly. Debate, 4 mai 1936, pp. 2954, 2970.

[76] Raul Aicardi résume l’évolution de la radio latino-américaine en ces termes: « Jusqu’au milieu de la Seconde Guerre mondiale, la radio vivait une adolescente innocente, vouée principalement à la musique et au divertissement. L’apparition de la guerre et les responsabilités de l’information et de l’orientation idéologique qui lui furent assignées, imposeront au radiodiffuseur et au personnel des stations certaines normes de conduite politique… » Aicardi, R. (1981). Notas sobre la historia de la radiodifusion en Latinoamerica, In: Lluis Bassets (Ed.): De las ondas rojas a las radios libres, pp.131-153, Barcelona: Editorial Gustavo Gilli S.A. (citation p. 149).

[77] Ibid, p. 134.

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Chapitre 1 : Nationalisme en Afrique du Sud, au Canada et en Argentine

L’ancien drapeau national de l’Afrique du Sud (1928 à 1994)

I-  AFRIQUE DU SUD

L’histoire contemporaine de l’Afrique du Sud débute véritablement au lendemain de la guerre des Boers. Les effets de la Seconde Révolution industrielle se font principalement sentir avec la découverte des diamants dans le Kimberley et le Witwatersrand. Cette ascension industrielle va transformer progressivement le caractère rural de la population locale composée majoritairement d’Afrikaners et favoriser, au fil des ans, un exode vers les centres urbains.[1] Grâce à l’appui financier de la Grande-Bretagne, l’économie de l’Afrique du Sud progresse rapidement mais demeure néanmoins précaire. L’exploitation minière, quand elle n’épuise pas graduellement les réserves disponibles, dépend des fluctuations du marché extérieur. Du point de vue politique, les quatre colonies (cap de Bonne-Espérance, Natal, Transvaal, État libre d’Orange) s’efforcent durant la première décennie du siècle de dégager une solution constitutionnelle. Un cabinet de dix membres- dont sept Afrikaners- est constitué et représente officiellement, le 31 mai 1910, le Parlement de ce nouvel État unitaire. L’Union sud-africaine ainsi créée est une monarchie parlementaire dont les quatre colonies, devenues provinces, jouissent d’une large autonomie administrative.[2] Cette volonté de réconciliation entre communauté anglaise et communauté afrikaner n’a pas la même résonance du côté des vainqueurs que de celui des vaincus. Le ressentiment contre la politique coloniale britannique persiste, et ce n’est qu’à partir de 1948- année de la victoire électorale du Parti national- que les Afrikaners réussiront à faire triompher leur propre nationalisme et à s’assurer l’exclusivité du pouvoir politique.

L’évolution de l’Union sud-africaine de 1910 à 1948 est marquée par l’accession au pouvoir de trois Premiers ministres: Louis Botha, nommé par le gouverneur général Herbert Gladstone, détiendra le pouvoir jusqu’à sa mort en 1919. De 1919 à 1924, Jan Christiaan Smuts assure le leadership du pays; James Barry Munnik Hertzog, partisan de la neutralité en politique étrangère et ardent nationaliste, sera au pouvoir jusqu’en 1938; enfin, Smuts reprend le pouvoir de 1939 à 1948. Durant cette période, l’Union sud-africaine fonctionne sur le modèle britannique avec une tendance assez nette au bipartisme. D’un côté, le South African Party dirigé par Botha forme le parti au pouvoir. De l’autre, le Unionist Party, purement anglais, se présente comme l’opposition officielle. Entre les deux, le English-speaking Labour Party qui recueille quelques sièges en dénonçant l’exploitation des compagnies minières à l’égard des travailleurs blancs, la plupart des Boers.[3] Cette formation tripartite au sein du Parlement sera modifiée dès 1913 avec la formation du parti national (National Party) sous Hertzog.[4] Sa rupture avec Botha lui vaudra l’appui de la majeure partie de la communauté afrikaner qui soutiendra massivement la tendance nationaliste, y compris celle du Parti nationaliste purifié formé par le docteur Malan en 1930 et redevenu Parti national en 1948.

Le premier cabinet de l’Union sud-africaine en 1910 dirigé par Louis Botha. Debout de gauche à droite : J.B.M. Hertzog, Henry Burton, F.R. Moor, C. O’Grady Gubbins, Jan Smuts, H.C. Hull, F.S. Malan, David Graaff. Assis de gauche à droite : J.W. Sauer, Louis Botha, Abraham Fischer. Source : Union d’Afrique du Sud, Wikipédia.

Le Gouvernement Smuts en 1923 : Assis au 1er rang : Thomas Watt, F.S. Malan, Jan Smuts, Thomas Smartt, Henry Burton. Debout au 2d rang : N.J. de Wet, Deneys Reitz (en), Patrick Duncan, J.W. Jagger et Hendrik Mentz. Source : Union d’Afrique du Sud, Wikipédia.

Le gouvernement Hertzog en 1929 : Au premier rang (assis) : Frederic Creswell, D.F. Malan, J.B.M. Hertzog, Nicolaas Havenga et P.G.W. Grobler Au second rand (debout) : Oswald Pirow, Jan Kemp, A. Fourie, E.G. Jansen, H.W. Sampson et C.W. Malan. Source : Union d’Afrique du Sud, Wikipédia.

Scission et fusion ethnique: Britons et Boers

Nous avons fait le Canada, il nous reste à faire les Canadiens avait observé le Premier ministre MacDonald lorsque la Confédération de 1867 était entrée en vigueur. Si Botha connaissait cette remarque, il dut y penser en assumant, quarante-trois ans plus tard, la responsabilité de l’Union sud-africaine.[5]

Le défi auquel devait faire face Botha lors de son accession au pouvoir en 1910 était de taille: gouverner entre deux tendances extrêmes dont l’une se réclamait de la suprématie britannique et l’autre d’un retour à l’indépendance républicaine. De tendance modérée, le parti de Botha cherchait des appuis auprès de ceux qui, dans les deux groupes linguistiques, partageaient le principe de l’unité sud-africaine. L’attitude centriste de Botha ne pouvait harmoniser, dans leur totalité, toutes les valeurs autour desquelles une société se définit et à partir desquelles elle se reconnaît et se distingue des autres sociétés. Dans un discours prononcé à De Wit, en 1912, Hertzog, véritable apôtre du nationalisme intégral, jette les bases d’une politique nouvelle en énonçant deux principes majeurs: le premier est contenu dans sa phrase célèbre « l’Afrique du Sud, d’abord; l’Afrique du Sud, seule »; le second fait référence à la politique des deux courants définie par l’emploi de l’anglais et de l’afrikaan comme langues officielles.[6] Cette situation politique n’est pas sans nous rappeler celle du Québec vis-à-vis du Canada. Dans son ouvrage sur l’Afrique du Sud, Howard Brotz trace un parallèle:

Le nationalisme afrikaner, le pendant sud-africain du ‘séparatisme’ au Québec, apparaît politiquement comme une affirmation extrême d’intérêts ethniques. Il prend la forme d’une rupture avec le Premier ministre [fédéral] au pouvoir et son parti en s’appuyant sur le fait que les Afrikaners ont été injuriés, négligés ou répudiés.[7]

En janvier 1914, Hertzog fonde le Parti national. De profonds désaccords sont à l’origine de cette scission entre lui et Botha. Hantée par la crainte de perdre sa personnalité nationale, et surtout décidée à préserver son autonomie, la communauté Boer se trouve, encore une fois, plongée dans ce conflit profond qui est à l’origine de presque toutes les scissions des partis. Hertzog demande que l’enseignement dans les écoles se fasse dans les deux langues  (anglais et afrikaaner) et remet en question la loyauté et les intérêts collectifs basés sur la dichotomie national versus impérial. Là où les intérêts nationaux sont en opposition avec ceux du pays, Hertzog choisit l’Afrique du Sud et combat l’Empire. Ces dissentiments vont s’accentuer au tout début de la Première Guerre mondiale lorsque le pays est appelé, en septembre 1914, à collaborer avec l’Angleterre: la décision de Botha d’occuper le Sud-Ouest africain allemand déclenche une rébellion ouverte de généraux boers.[8] En restant à l’écart de cette rébellion et en désavouant l’action du gouvernement sud-africain dans le conflit européen, Hertzog cristallise en quelque sorte les appuis dont il aura besoin pour accéder au pouvoir, une décennie plus tard. La période de gestation 1902-1914, porteuse de l’idéologie nationaliste, ne saurait être marquée uniquement par la formation de l’Union sud-africaine et par la rupture politique de Hertzog. Au-delà des actions politiques qui la caractérisent, elle démontre que l’unification de 1910 n’est, en réalité, qu’une simple création artificielle et que le développement de l’Union sud-africaine ne peut être basé exclusivement sur des intentions politiques, puisqu’il se trouve conditionné par l’héritage du passé.[9]

Les années qui suivent immédiatement la Première Guerre mondiale vont précipiter l’ascension au pouvoir de Hertzog. En 1920, l’Afrique du Sud subit les effets de la première grande crise économique dont le monde occidental est victime. Le général Smuts qui succède durant cette même année à Botha hérite d’une situation économique, politique et sociale difficile. La popularité du Parti national et du Parti travailliste (Labour Party) devient menaçante pour Smuts qui propose à Hertzog une alliance des partis qu’ils représentent. Hertzog exige, comme condition sine qua non, une séparation radicale avec l’Empire britannique, ce à quoi Smuts ne peut acquiescer. L’année 1921 portera à nouveau Smuts au pouvoir avec, cette fois, une forte majorité due à la coalition des Partis unioniste et sud-africain. Mais un problème aigu l’attend: les entreprises aurifères annoncent, en décembre 1921, que les emplois semi-qualifiés ne seront plus réservés qu’aux Blancs. En d’autres termes, les compagnies reconnaissent dorénavant la compétence des Noirs pour ce type de fonctions, ce qui leur permet de réduire considérablement les salaires- le paiement d’une journée de travail d’un Blanc équivaut au salaire d’une semaine d’un Noir. Les ouvriers du Witwatersrand (environ 20 000 à l’époque) réagissent avec violence. La grève prend des allures d’une véritable insurrection: incendies, pillages, meurtres d’Africains obligent Smuts à réprimer durement la grève des mineurs blancs. Dans un débat passionné au Parlement, Hertzog déclare que « Smuts restera dans l’histoire comme l’homme dont les mains ont ruisselé du sang de ses compatriotes. »[10]

Cet embarras politique auquel s’ajoutent d’autres problèmes, comme celui de l’entrée de la Rhodésie du Sud dans l’Union, va provoquer la dissolution du Parlement et la tenue d’élections nouvelles. Le 19 juin 1924, le parti de Hertzog obtient la majorité avec 63 sièges contre 53 pour le Parti sud-africain, 18 pour le Parti travailliste et un seul pour les Indépendants. Le programme de Hertzog repose sur deux points essentiels: préserver la prééminence des Blancs et garantir l’indépendance de l’Union. Ces deux axes prioritaires, accompagnés d’une série d’autres mesures, visent à renforcer le sentiment nationaliste: en 1925, l’afrikaans devient langue officielle comme l’anglais. Durant cette même année, l’Afrique du Sud et le Canada, qui ne cessent de suivre une politique commune depuis la fin de la Première Guerre mondiale, refusent d’endosser les responsabilités du Traité de Locarno. Ils se prévalent ainsi du droit qui leur a été reconnu lors de la Conférence impériale de 1923 sur la ‘Négociation, signature et ratification des Traités’ [Résolution XI].[11] À la suite de la Conférence impériale de 1926, Hertzog soutient que le degré et la nature de son self-gouvernement sont égaux à ceux du self-gouvernement dont jouit l’Angleterre, sans aucune infériorité ni réserve. Il prétend que l’Afrique du Sud est aussi libre et aussi indépendante que l’Angleterre elle-même [débats à l’Assemblée nationale, 22 avril 1925]. Le 25 mai 1926, le docteur Daniel François Malan déclare devant les membres du Parlement que le temps est venu pour ce pays d’avoir son drapeau national. Cette annonce provoque l’indignation des tenants de l’Union Jack et déclenche une véritable polémique sur la conception et l’agencement des formes, des symboles et des couleurs de ce futur emblème national.[12] L’Acte de 1927 qui officialise le nouveau drapeau ne parvient pas toutefois à substituer définitivement l’Union Jack:

…le second étendard resterait celui de l’Empire /…/ il ne flotterait jamais qu’à côté de son successeur, et encore dans certaines circonstances et en des lieux strictement déterminés.[13]

Toutes ces manifestations ne font que renforcer les aspirations nationales de l’Union et accroître son désir d’être considérée sur le même pied d’égalité que les grandes puissances. Jusqu’à ce que le Statut de Westminster fasse de l’Afrique du Sud un pays pratiquement indépendant avec sa politique étrangère autonome, Smuts et Hertzog- tous les deux d’origine Boer- affirmeront et défendront, chacun à leur manière et selon des options politiques distinctes, la grandeur de l’Union. Le Parti sud-africain que dirige Smuts après la guerre ne pourra contenir longtemps la surenchère nationaliste dont Hertzog est l’instigateur. Dès janvier 1919, une résolution est votée au sein du Congrès national pour envoyer une délégation à Paris chargée de revendiquer l’indépendance de l’Union sud-africaine. Au moment même où Smuts participe à la conférence de la Paix, Hertzog se rend à Paris avec le docteur Malan et demande en vain au Président Wilson d’accorder l’indépendance des Boers au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

George V and his Prime Ministers at the 1926 Imperial Conference. The conference was the sixth Imperial Conference held amongst the Prime Ministers of the dominions of the British Empire. It was held in London from 19 October to 22 November 1926. It was notable as the conference that produced the Balfour Declaration, which established the principle that the dominions are all equal in status, and not subordinate to the United Kingdom. – George V (seated, centre) with Rt. Hon. Stanley Baldwin (seated left), Rt. Hon. W.L. Mackenzie King (seated, right). Standing Rt. Hon. Walter Stanley Monroe, Rt. Hon. Gordon Coates, Rt. Hon. Stanley Bruce, Rt. Hon. J. B. M. Hertzog and W.T. Cosgrave. Source : Imperial Conference, Wikipédia.

Cette affirmation nationaliste n’évolue pas en vase clos. Les Conférences impériales d’après-guerre ont été témoins d’un plus grand désir d’autonomie et d’égalité de la part des Dominions. La Grande-Bretagne, considérée comme la mère patrie, doit finalement admettre que ses enfants ont grandi et surtout atteint la maturité nécessaire à la gestion de leurs propres affaires. Le Statut de Westminster consacre dans les faits cette reconnaissance. À l’intérieur du pays toutefois, la population est moins soucieuse du prestige international que d’équilibre économique. La crise de 1929 qui déferle sur le monde occidental affecte sérieusement l’Afrique du Sud. En outre, lorsque la Grande-Bretagne est forcée, en septembre 1931, d’abandonner l’étalon-or, l’Afrique du Sud persiste à vouloir le maintenir, non sans cause: sur le plan économique, le pays est le plus grand producteur au monde de ce métal précieux; sur le plan politique, Hertzog croit trouver l’occasion d’affirmer l’indépendance de son pays en se désolidarisant de la politique monétaire britannique et de sauvegarder son prestige en claironnant que son gouvernement tiendrait ou tomberait avec l’étalon-or. Le 27 décembre 1932, le ministre des Finances, Nicolaas Christiaan Havenga, annonce que l’Union renonce à l’étalon-or. La démission de Hertzog ne viendra pas, ce qui lui vaudra une perte de crédit considérable pour gagner la prochaine élection.

La déclaration de Havenga, précipitée par la rentrée intempestive de Tielman Roos dans l’arène politique, apaise quelque peu l’atmosphère fébrile répandue au pays.[14] Les tensions politiques n’en demeurent pas moins. La provocation de Roos, qui exige la formation d’un gouvernement d’union dont il se voit déjà Premier ministre, a pour effet de rapprocher les partis de Smuts et de Hertzog lesquels fondent, non sans compromis, un gouvernement commun: le United South African Party.[15] Cette coalition ne donne pas satisfaction à toutes les zones de l’opinion, et en particulier aux nationalistes radicaux. Hertzog est en butte à l’hostilité croissante de certains hommes politiques dont le docteur Malan, ministre démissionnaire et fondateur du Parti nationaliste purifié. Nonobstant cela, le Parti Uni restera au pouvoir pendant 15 ans.

L’alliance Smuts-Hertzog redonne à l’Afrique du Sud une stabilité relative dont ce pays a grandement besoin. Elle fait renaître la confiance et donne l’impression, avec le retour de la prospérité, que les problèmes politiques vont s’estomper d’eux-mêmes. Les deux protagonistes, réunis une première fois sous Botha, puis divisés pendant plus de deux décennies se rangent de nouveau sous la même bannière politique. En se joignant aux modérés, Hertzog prend ses distances vis-à-vis des nationalistes radicaux qui supportent mal cette nouvelle concentration du pouvoir. Inévitablement, se produit une scission entre l’aile extrémiste nationaliste et le nouveau parti au pouvoir. Le docteur Malan, nouveau chef de file, n’a certes pas en nombre la force de ses opposants, mais possède une influence infiniment plus grande, puisqu’il dispose d’un facteur de dynamisme transformateur d’une société: le nationalisme. Même si son parti ne prendra le pouvoir qu’après la Seconde Guerre mondiale, il reste que l’expression nationaliste se fait sentir tous azimuts.

L’une des premières expressions du nationalisme afrikaner aux conséquences politiques immédiates demeure, sans conteste, le refus de Hertzog d’entrer en guerre contre l’Allemagne. La résolution de neutralité qu’il présente à la Chambre, appuyée par les nationalistes modérés de son parti et les radicaux de Malan, est rejetée par 80 voix contre 67. À la suite de cette défaite, la démission de Hertzog et la formation d’un nouveau Cabinet sous le général Smuts deviennent prévisibles. Mais, il y a plus: la prise de position de Hertzog se veut en même temps une sorte de test d’indépendance vis-à-vis de l’Empire britannique- puisqu’il avait déclaré, en mai 1936, que son pays ne s’associerait à aucune guerre sauf dans le cas où les intérêts de l’Afrique du Sud rendraient sa participation inévitable[16] – et un témoignage d’admiration, sinon un appui modéré, envers l’Allemagne nazie. Dans les faits,  l’afrikanerdom se traduit par la prise de conscience des valeurs léguées par l’histoire, par l’exaltation d’une culture qui s’exprime à travers la langue, la littérature et autres moyens d’expression et par la célébration d’événements au passé national prestigieux.

Le centenaire du Grand Trek, célébré en 1938, arrive à point nommé. Véritable stimulus national, cette fête, affirme D. W. Krüger, est considérée à la fois comme l’événement qui a sauvé la civilisation blanche de l’Afrique et comme celle qui a jeté les bases du républicanisme.[17] Cela s’entend. Pour les Afrikaners, le Grand Trek symbolise la première véritable période républicaine de leur histoire durant laquelle la préservation de leur identité nationale et de leur politique envers les non-Blancs fut assurée. Ainsi, « le passé est relié au présent, et ce passé ne comprend pas seulement les luttes désespérées contre la barbarie indigène, mais aussi celles dirigées contre l’impérialisme. »[18] Cette commémoration donne une impulsion nouvelle au parti du docteur Malan qui s’appuie sur cette ardeur soudaine -momentanément infléchie par l’avènement de la Seconde Guerre mondiale, mais promptement retrouvée dès la fin des hostilités. Cette fois, l’héritage culturel et la politique contemporaine se trouvent liés par une plus grande homogénéité qui va procurer au Parti national, élu en mai 1948, une mainmise quasi complète sur la vie politique.

Le nationalisme afrikaner de même que l’arrivée au pouvoir du Parti national ne peuvent être interprétés uniquement en fonction d’une typologie d’événements internes ayant pour pierre angulaire le Grand Trek. La montée du national-socialisme en Allemagne, par exemple, suscite un vif intérêt auprès du peuple sud-africain. Bien que ce mouvement se soit développé en contrepoint du nationalisme afrikaner, la « philosophie de Hitler a certainement raffermi la fierté de la race afrikaner de même que les idées nazies du nationalisme ont correspondu de façon étonnante à la pensée encore inorganisée des Afrikaners. » [19] Le prétexte pour accentuer le sentiment national et consolider les bases du futur Parti national était bon: la guerre provoque des inimitiés, particulièrement chez les radicaux qui refusent catégoriquement d’entériner la décision de Smuts et de se ranger du côté des Alliés. La fusion Smuts-Hertzog n’existant plus, Malan n’avait qu’à faire preuve d’opportunisme et proposer un programme politique, non pas soumis aux aléas de la guerre, mais conforme aux attentes et aux aspirations du peuple sud-africain.

Les objectifs fondamentaux du Parti nationaliste purifié, à savoir remettre le pouvoir politique aux mains de la communauté afrikaner et pratiquer le régime de l’apartheid vont polariser les forces nécessaires à l’accession au pouvoir de Malan. Malgré les divergences de point de vue, il se dégage une nette tendance des partis blancs à l’alignement en matière de politique raciale. Historiquement, le Grand Trek reflète quelque peu cette attitude, puisque la cause essentielle de la migration des Boers réside dans la suppression de l’esclavage, interdit par l’Empire britannique en 1834 dans la colonie du Cap. En outre, la question juive durant la Seconde Guerre mondiale pose, de façon oblique, le problème du racisme. Vers le début des années 1930, les Afrikaners, la plupart des agriculteurs, se tournent massivement vers les grands centres urbains et prennent conscience de leur déficience vis-à-vis des citadins déjà intégrés à la vie urbaine: leur manque d’instruction et leur inaptitude à certaines fonctions sociales les relèguent au dernier rang de l’échelle sociale. Par suite de la vague nationaliste qui déferle sur l’Afrique du Sud -l’idéologie allemande aidant- les Afrikaners affichent une animosité marquée envers les Juifs qui occupent, pour la plupart, des fonctions sociales dominantes. Sans pour autant être victimes du comportement antisémitique dans ce pays, les Juifs n’en sont pas moins les souffre-douleurs, en attendant que les Afrikaners disposent de façon majoritaire du pouvoir politique et s’impliquent davantage dans le processus de développement économique. Ce double rôle sera d’autant plus significatif qu’il permettra au Parti nationaliste de maintenir et de renforcer sa situation de parti dominant au cours de huit élections législatives ultérieures.

II-  CANADA

Le 20e siècle s’ouvre sur une politique difficile pour le Canada. En octobre 1899, la Grande-Bretagne attaque le peuple des Boers d’Afrique du Sud. Les implications de cette guerre soulèvent un débat passionné: le Canada doit-il ou non appuyer la Grande-Bretagne dans cette guerre? Sir Wilfrid Laurier, Premier ministre d’alors, est saisi de cette question épineuse. Le Canada anglais, par solidarité anglo-saxonne, presse ce dernier de participer à la guerre en envoyant officiellement un détachement canadien. Le Canada français s’y oppose; il rejette toute forme d’impérialisme britannique et dénonce ses implications possibles. Au début, Laurier refuse d’offrir un contingent par crainte de mécontenter l’électorat québécois. Il n’en fallait pas plus pour soulever l’indignation de la majorité anglaise et voir déferler la vague impérialiste. La solution qu’il envisage, c’est-à-dire équiper et transporter les volontaires du pays mais sans constituer officiellement un contingent canadien se heurte à une troisième opposition: celle de Joseph Chamberlain, ministre britannique des colonies. Finalement, la décision de Laurier d’envoyer un bataillon- à peine 8 400 soldats- constitue pour le Canada une forme d’engagement moral vis-à-vis de l’Empire britannique et pour la Grande-Bretagne, un symbole d’unité impériale.

Contingent canadien défilant à Québec en 1899 avant de partir à la guerre. Source : Seconde guerre des Boers, Wikipédia.

Cet épisode de la guerre des Boers met en relief un Canada qui, en ce début du 20e siècle, aspire à une plus grande autonomie; mais, il laisse également entrevoir les difficultés de concilier les deux peuples fondateurs et de faire de ce pays une nation unie par les mêmes principes et les mêmes idéaux. Lors d’une cérémonie commémorant le sacrifice des volontaires canadiens, Laurier rappelle à ses concitoyens que:

L’oeuvre de l’union, d’harmonie et de concorde entre les deux races de ce pays n’est pas encore terminée /…/ En ce moment dans le Sud-Africain, les hommes représentant les deux éléments de la famille canadienne se battent pour le même drapeau. Déjà, plusieurs sont tombés au poste d’honneur en  payant le suprême tribu à leur patrie commune. Leurs dépouilles reposent dans la même fosse pour y dormir jusqu’à la fin des temps, dans un embrassement fraternel. Ne nous est-il pas permis d’espérer que dans ce tombeau ont aussi été ensevelis jusqu’aux derniers vestiges de notre antagonisme passé? Si ce résultat devait se produire, s’il nous est permis d’entretenir cet espoir, l’envoi de ces régiments auront été le plus grand service qu’on eût jamais rendu au Canada depuis la Confédération.[20]

Pour Laurier, l’affirmation d’une plus grande autonomie n’est possible que sur la base d’une meilleure harmonie entre les deux peuples et d’un sentiment d’appartenance commun. Ironie du sort, la crise navale de 1909, provoquée par le renforcement de la marine allemande, va liguer contre lui les nationalistes d’Henri Bourassa et les impérialistes.[21] Au cours de la session de 1909, quelques députés de l’opposition au Parlement canadien se font les interprètes de ceux qui demandent une collaboration plus étroite entre les colonies et la mère patrie pour assurer la défense de l’Empire. Le gouvernement Laurier, qui s’oppose à la fédération impériale de Chamberlain -calquée sur le modèle du Zollverein allemand- n’en reconnaît pas moins la nécessité d’une étroite collaboration avec l’Angleterre.

Opposé au versement d’une contribution financière pour maintenir la suprématie de l’Empire britannique, Laurier décide de créer une marine indépendante, soulignant du même coup sa coopération et surtout son autonomie. Pour les nationalistes, cette décision va conduire le Canada directement à la guerre; pour les impérialistes, elle amenuise ses liens privilégiés avec l’Empire et constitue un geste destructeur. L’opposition combinée des nationalistes et des impérialistes à la Loi navale de 1909- l’alliance sacrilège comme l’appelle Laurier -contribue largement à sa défaite de 1911. Néanmoins, son action politique aura permis, au cours de la première décennie du siècle, de promouvoir l’essor du pays grâce à deux politiques majeures: l’immigration et la construction d’un nouveau réseau ferroviaire pancanadien.

La relance économique d’avant-guerre qui rend l’agriculture de l’Ouest plus attrayante a pour effet de stimuler l’immigration. Aidé de son ministre de l’Intérieur, Clifford Sifton, Laurier entame une réorganisation complète du système d’immigration. Non seulement il veut attirer des pionniers de l’Angleterre et de l’Europe centrale, mais il cherche également à rapatrier les Canadiens français qui ont quitté massivement le Québec au cours des années 1870 pour s’installer dans l’état du Maine et sur la côte Est américaine. Cette politique d’immigration qui s’inscrit dans la structure de l’Empire britannique est proportionnelle au développement économique du pays pour lequel les hommes d’affaires canadiens prévoient une demande mondiale illimitée de ses ressources premières. Cette progression vers l’Ouest donne naissance, en 1905, à deux autres provinces: la Saskatchewan et l’Alberta. Cela ne suffit pas. Il faut promouvoir l’activité économique, transporter vers l’est le blé abondant de ces terres fécondes et surtout faciliter les échanges commerciaux relatifs aux besoins nouveaux de ces populations agricoles (instruments aratoires, produits de consommation divers, etc.).

(Cliquer pour agrandir) Grand Trunk Railway – 1903. Source : Grand Tronc, Wikipédia.

Pour répondre à ce besoin impérieux, Laurier fait connaître la politique la plus importante de son deuxième mandat: la construction d’un second chemin de fer transcontinental. Dès 1905, la compagnie Grand Trunk Pacific Railway (GTR) entreprend, à la demande du gouvernement, la construction d’un tronçon Ouest (Winnipeg/Prince Rupert). L’année suivante, le gouvernement fédéral procède à la seconde étape de son projet, c’est-à-dire au tronçon Est (Winnipeg/Moncton) en confiant l’achèvement des travaux à la compagnie-mère Grand Trunk.[22] Ces deux portions ferroviaires sont complétées en 1914 et l’année suivante une compagnie privée se lance, elle aussi, dans cette aventure nationale. Ces nouvelles liaisons transcontinentales s’inscrivent dans la foulée de l’unification canadienne déjà amorcée lors de la Confédération de 1867. Elles viennent conforter la thèse fédéraliste qu’un historien a décrite en ces termes: « des liens d’acier et de sentiment sont nécessaires pour souder les nouvelles parties de la nouvelle Confédération. Sans chemins de fer, le Canada ne peut continuer d’exister. »[23] Jusqu’en 1911, année de sa défaite électorale, Laurier consolide l’infrastructure ferroviaire dont la majeure partie du financement provient des capitaux étrangers. Un projet national d’une telle envergure engendre des mesures politiques qui ont des incidences sur d’autres aspects de la vie canadienne. La Commission des chemins de fer qui apparaît en 1903 et dont la fonction est de surveiller le tracé des nouvelles voies ferrées, d’assurer à prix raisonnable un bon service commercial et la sécurité du public va étendre sa compétence aux autres moyens de communication, tels le téléphone et le télégraphe. Malgré certaines pratiques financières douteuses qui ont conduit à la nationalisation des chemins de fer canadiens, le développement des liaisons transcontinentales sous Laurier s’est fait dans une optique nationale. Bien qu’il y ait eu absence de planification au niveau de la gestion et un favoritisme outrancier, il reste que le gouvernement Laurier a donné priorité -pour des considérations politiques évidentes- à une infrastructure qui a facilité les échanges est-ouest plutôt que de la segmenter en créant des tronçons Nord-Sud, favorables uniquement à l’économie de quelques provinces.

À travers son action et ses projets politiques, Laurier recherche constamment l’autonomie de son pays et ne peut souffrir de sacrifier la moindre parcelle de son intégrité. Le différend frontalier entre l’Alaska opposant le Canada et les États-Unis apparaît peut-être à la charnière d’une attitude autonomiste canadienne qui cherche à se débarrasser des stigmates colonialistes, quoique incapable de prendre son envol. Après l’échec de la Commission mixte (1898-1899), la question est portée devant un tribunal international qui se réunit à Londres, en 1903. Le jugement favorable à la requête américaine soulève dans tout le pays une véritable indignation. Ce qui irrite davantage le Canada, c’est de constater, encore une fois, l’interventionnisme britannique.[24] Lord Alverstone, premier Président de la Cour d’appel à Londres, est à la fois juge et partie dans cette affaire: d’une part, le tribunal est composé de trois membres américains et de deux membres canadiens- le dernier représentant de la partie canadienne devant être nécessairement britannique; d’autre part, le jugement est rendu par le président de la Cour d’appel, en l’occurrence Lord Alverstone.

Cette volonté d’action, ce vouloir-être de la collectivité nationale ne sauraient être indéfiniment assujettis à l’autorité impériale. Joseph Chamberlain l’avait bien compris et se rendait bien compte de la vigueur du sentiment national naissant qui filtrait lors des Conférences impériales. Le Canada, par la voie de son Premier ministre Laurier, avait, jusqu’ici, bien manoeuvré et l’époque où l’organisation de la vie économique et politique se décidait n’était pas loin d’être révolue. L’avènement de la Première Guerre mondiale allait devenir un facteur prépondérant dans la ligne politique adoptée par le nouveau gouvernement de Robert Borden.

La coalition ayant contribué à la chute du pouvoir de Laurier se désagrège aussitôt les élections terminées.[25] Chacun retourne à son fanatisme et à ses récriminations; Borden se voit ainsi privé d’une force nouvelle qui lui avait servi de levier politique. Au cours de son premier mandat, le gouvernement Borden établit la Loi des mesures de guerre et vote les crédits nécessaires pour l’organisation d’une armée canadienne. Ces mesures extraordinaires ne provoquent guère d’emportements: l’enrôlement est volontaire et le soutien à l’Empire créent, dans l’immédiat, une prospérité artificielle. Au début de 1917, l’échec du recrutement des volontaires menace la survie du corps expéditionnaire canadien qui risque fort de se retrouver, comme à l’époque des Boers, sous le commandement britannique. Borden réagit aussitôt: le 18 mai, il annonce son intention de présenter un projet de loi établissant le service militaire obligatoire. Un scénario semblable à celui de la guerre des Boers se prépare: opposition chez les francophones, approbation chez les anglophones. Voyant que la colère gronde au Québec et qu’il ne peut refréner les tensions qui s’accentuent entre les deux groupes linguistiques, Borden propose à Laurier, alors chef de l’opposition, de former une coalition pour accomplir cette mesure tout en espérant refaire l’unité nationale. Ce dernier refuse et dans un ultime effort Borden tente de rallier à sa cause les libéraux (d’expression anglaise) et les indépendants.

La politique hasardée qu’il mène, entre autres, en instaurant la Loi du service militaire et la Loi d’élections en temps de guerre lui vaut l’appui de la presse anglaise et de nombreux citoyens, toutes allégeances confondues.[26] Le 12 octobre, Borden crée un gouvernement unioniste composé de 12 Conservateurs, 9 Libéraux et Indépendants et d’un Progressiste (travailliste). Aucun représentant d’expression francophone ne siège à ce Cabinet, ce qui n’empêchera pas Borden de remporter avec une majorité de 71 sièges les élections de décembre 1917. Les conséquences étaient prévisibles: cette élection viendrait accroître le ressentiment populaire envers le Québec et une escalade d’affrontements éventuelle provoquerait un profond déchirement de l’unité nationale.[27] Mais, au-delà des tumultes nationaux provoqués par cette guerre, le gouvernement conservateur venait de s’aliéner pour longtemps la sympathie du Québec. Avec le retour à la paix, il connaît une baisse de popularité substantielle. Le gouvernement de l’union, n’ayant plus sa raison d’être, chacun regagne les rangs de son parti. En 1920, Borden abandonne ses fonctions de Premier ministre et sonne ainsi le glas du gouvernement d’action. Pendant ce temps, les Libéraux connaissent une vitalité nouvelle sous la conduite de leur nouveau chef, William Lyon Mackenzie King. La politique nationaliste de Borden ne se réduit pas simplement à cet échec lamentable; elle est couronnée de succès appréciables qui se sont inscrits dans le sillage de Laurier. À commencer par la nationalisation de la Canadian Northern Railway qui va conduire à la création du Canadian National, compagnie de la Couronne créée par la fusion de cinq compagnies ferroviaires déficitaires. Quant à l’opposition qu’il a manifesté à son prédécesseur sur la Loi navale, elle n’a plus désormais sa raison d’être. Borden encourage vivement le maintien d’une marine canadienne distincte, et par là même réitère sa volonté d’affirmer l’indépendance du Canada vis-à-vis de l’Empire britannique. L’effort de guerre du Canada débouche ainsi sur de nouvelles perspectives politiques dont les effets à court terme se font sentir au début de l’année 1917. Lloyd George, nouveau Premier ministre de l’Angleterre, convoque les Premier ministres de l’Empire à « assister à une série de séances spéciales et continues du Cabinet de guerre, en vue d’examiner certains problèmes urgents relatifs à la continuation de la guerre… »[28] Le Cabinet de guerre Impérial, censé régler les « affaires relatives à la guerre qui affecte l’Empire », possède donc des pouvoirs plus élargis et mieux partagés, puisqu’il est formé de cinq ministres britanniques, des cinq Premiers ministres des pays de l’Empire britannique et des représentants de l’Inde. Nécessité oblige, dira-t-on, même si les règles normales du parlementarisme britannique doivent subir quelques entorses!

De février à mai 1917, Borden assiste à toutes les séances de la Conférence de guerre. Les enjeux sont trop importants pour laisser à un autre le soin de régler l’avenir du Canada en matière de politique extérieure. Principal auteur de la résolution IX qui obtient l’appui de tous les membres, Borden déclare que le Canada et les autres Dominions doivent être reconnus comme des nations autonomes du Commonwealth.[29] Cette résolution est capitale, puisqu’elle indique clairement le sens où se poursuivra l’évolution britannique. Avant même la fin des hostilités, Borden rappelle, dans une lettre adressée au Premier ministre du Royaume-Uni, qu’il importe de considérer sérieusement la question de la représentation des Dominions dans les négociations de paix. Ses efforts ne seront pas vains. À la Conférence de la paix, tenue à Paris en 1919, le Canada obtient une double représentation, à la fois comme nation libre et comme l’un des cinq membres de la délégation de l’Empire britannique. Malgré l’opposition de certaines puissances étrangères, et notamment les États-Unis, le Canada affirme, pour la première fois, son individualité nationale devant les pays étrangers.

C’est avec un prestige accru et un avenir plus riche que jamais de possibilités et de promesses que le Canada sort de ce conflit. Mais, il lui reste à cicatriser les plaies de la guerre dont souffrent les deux peuples. Mackenzie King, Premier ministre de 1921 à 1930, puis de 1935 à 1948 devra donc s’affairer à redresser la situation[30]. Épaulé par son conseiller le plus influent, le ministre Ernest Lapointe, King développe au cours de ses trois mandats une stratégie de concertation et de compromis. Accusé par les uns d’opportuniste, d’incompétent par les autres, il manifeste son habileté politique dans sa conception du leadership. Il croit à la démocratie active, administre de façon prudente et se méfie des situations globales. Bref, il dégage une attitude ambivalente qui ne satisfait jamais pleinement les deux parties, mais qui a le mérite de tenir ensemble un vaste pays divisé. Curieusement, il devient presque intransigeant lorsqu’il s’agit de consolider la souveraineté canadienne. À la Conférence impériale de 1923, il obtient la garantie que son gouvernement pourra désormais négocier et signer un traité international sans l’approbation d’un délégué britannique. En 1926, Ernest Lapointe et lui se font les artisans de la déclaration de Balfour qui reconnaît la pleine autonomie du Canada en matière internationale.[31] Ces deux hommes contribuent de façon remarquable à définir le statut des Dominions et ouvrent ainsi la voie à leur reconnaissance absolue.

La participation du Canada à la guerre de 1914 et son admission à la Société des Nations en 1921 ont grandement modifié les relations inter-impériales; les résultats obtenus à la Conférence de 1926 le démontrent bien. Cependant, la déclaration de Balfour n’a aucune valeur juridique. Il faut donc traduire sous forme de loi ces nouveaux principes et faire disparaître en même temps les dernières restrictions légales afin de pouvoir donner au Canada et aux autres Dominions leur pleine et entière autonomie. Le Statut de Westminster (1931) vient sanctionner cette souveraineté. L’unité de l’Empire repose désormais sur une allégeance commune des nations membres de cet Empire à un même souverain. Avec l’accord de Westminster, et dans les années qui suivent, les traces de dépendance coloniale vont disparaître les unes après les autres, permettant ainsi au Canada d’acquérir une personnalité internationale plus marquée.

Au plan interne, le Canada comme tous les autres pays vit les heures difficiles de la Grande Dépression au cours desquelles Richard B. Bennett dirige le pays (1930-1935). Il tente sans succès de résorber les effets de la crise et c’est à peine si les remèdes qu’il propose soulagent la population canadienne de cette calamité. Les projets de nationalisation qu’il accomplit au cours de ces années douloureuses -pour la population et pour lui-même, puisqu’il sert constamment de bouc émissaire- sont souvent gommées par des préoccupations plus urgentes. Nonobstant cela, Bennett donne le coup d’envoi à la régie canadienne des ondes (Commission canadienne de la radiodiffusion qui sera abolie en 1936 et remplacée par la création de Radio-Canada), à la Commission canadienne du blé, à la compagnie aérienne nationale (Air Canada) et à la Banque centrale du Canada. Ces mesures étatiques qui assurent à la collectivité canadienne une plus grande maîtrise de son activité économique et culturelle ne peuvent manquer de conduire à des transformations de l’idée nationale. L’imminence d’une Seconde Guerre mondiale influence, encore une fois, les comportements sociaux des deux peuples fondateurs. La conscription devient à nouveau au centre des débats. Les principaux chefs politiques insistent cette fois sur la nécessité d’adopter une politique prudente capable de rallier la majorité et de sauvegarder l’unité nationale:

Lorsque le gouvernement présenta officiellement sa déclaration [déclarer officiellement la guerre à l’Allemagne], elle donna lieu à presque aucun débat. J.S. Woodsworth, de la CCF, et aux députés canadiens-français exprimèrent leur opposition, mais ce fut tout: témoignage probant de l’unité sinon de la ferveur du pays. Certains, oui, applaudirent à la décision avec enthousiasme; un grand nombre l’accueillirent avec tiédeur. Mais enfin, on était d’accord et, le 10 septembre 1939, seul de tous les pays de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud, le Canada entra en guerre.[32]

Ce changement d’attitude ne figure pas comme une simple répétition du passé où l’usure des sentiments et des forces viendraient atténuer l’ardeur de chacune des collectivités. Au contraire, il repose davantage sur une démarche dont les expériences passées se fusionnent avec les conditions nouvelles pour produire le présent et entrouvrir la voie à un plus grand respect de l’Autre.

III-  ARGENTINE

D’aucuns s’accordent à dire que les débuts de l’Argentine moderne se situent vers les années 1880. La renaissance économique qui s’amorce en 1853 établit les bases de la nouvelle société qui ne cessera de croître avec l’arrivée de nouveaux immigrants, venus surtout d’Italie et d’Espagne. La période 1880-1930 constitue un point d’ancrage de par ce phénomène dominant qui cristallise les forces économiques, politiques et culturelles de ce pays 32.[33] Les campagnes menées contre les Indiens entre 1875 et 1879, sous le commandement du général Julio Argentino Roca ouvrent la Pampa et le Sud à la colonisation. Du coup, l’Argentine résout le plus important de ses problèmes nationaux et c’est en véritable héros que Roca accède, grâce à ses conquêtes du désert à la présidence du pays, en 1880. Dès lors, l’Argentine connaît une prospérité économique sans précédent. Le choix définitif de Buenos Aires comme district fédéral complète la structure organisationnelle de la nation d’où résulte la fusion des deux groupes politiques dominants: les Nationalistes et les Autonomistes.[34] Le Patriado Autonomista Nacional (PAN), issu de l’union de ces deux groupes, exerce pendant près de quatre décennies une influence politique déterminante. Cette alliance de l’élite composée de propriétaires fonciers et d’exportateurs accapare la vie politique sous les présidences de Roca (1880-1886 et 1898-1904), M. Juarez Celman (1886-1890), Luis Sáenz Peña (1892-1895) et Roque Sáenz Peña (1910-1913).

Si les représentants du pouvoir oligarchique encouragent l’investissement de même que l’immigration et modernisent les villes, ils ne réussissent toutefois pas à unifier les régions et les classes sociales de l’Argentine. La corruption qui règne au sein du régime provoque de vifs mécontentements auprès de la classe moyenne. Les protestations de l’Union civique radicale, parti qui s’engage dans la lutte contre l’oligarchie, et la révolte de 1889-1890 conduite par les réformateurs Leandro N. Alem et Aristobulo Del Valle, témoignent de cette insatisfaction grandissante.[35] Au cours de la dernière décade du 19e siècle, les difficultés économiques s’accentuent au pays; l’Union civique revient à la charge et fomente les révoltes de 1893, 1895 et 1905. La plateforme du parti s’appuie sur une politique d’abstention (boycott des élections) et sur la revendication du suffrage universel obligatoire et secret. En 1896, Hipolito Yrigoyen, neveu de Leandro Alem, devient chef du parti. Il poursuit avec succès sa croisade contre l’oligarchie et force ainsi le Président Roque Saenz Peña à réformer les abus par une refonte complète de la loi électorale. Ce geste lui permettra d’ailleurs d’accéder au pouvoir en 1916.

En dépit des troubles politiques qui la minent, l’Argentine atteint, au début du 20e siècle, un haut niveau de prospérité, un stade élevé d’organisation générale et une grande vigueur intellectuelle et culturelle. C’est au cours de cette période, par exemple, que s’expriment de nombreux écrivains, tel Ricardo Rojas, chef de file d’une génération qui s’éprend d’un nationalisme libéral à la veille des célébrations du Centenaire de l’indépendance, en 1910.[36] Un autre courant littéraire et intellectuel plus conservateur, cette fois, tend davantage à se rapprocher des valeurs traditionnelles et religieuses de l’Espagne. Selon ses adeptes, l’identité et l’unité nationales de l’Argentine ne peuvent se développer dans leur intégralité que sur la base de la loyauté à la famille, à l’Église et à la mère patrie. Cette expression nationaliste, étroitement associée au catholicisme, tend à rejeter du même coup toute idéologie ou modèle véhiculé par les immigrés de descendance autre que espagnole.

Sur le plan économique, le boom de 1904-1912 fait sentir ses effets: l’ascension sociale des immigrés devient relativement facile à la ville, cependant que les grands projets nationaux – la plupart financés par des intérêts étrangers- aboutissent. La construction des ports et des voies ferrées de même que la mise au point des techniques rattachées à la transformation des viandes frigorifiques ou à celles du bois comptent parmi les réalisations les plus significatives de l’avant-guerre. Cette infrastructure soumise à des intérêts étrangers et cette industrialisation importée font de l’Argentine une sorte d’annexe de l’Europe capitaliste, dominée largement par la Grande-Bretagne et partiellement par la France et l’Allemagne. À cela, s’ajoute la participation de l’Europe méditerranéenne qui, par ses vagues d’émigrés, assure à l’Argentine une croissance démographique et sociale rapide.

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les contradictions internes de l’Argentine du 20e siècle sont marquées par une conjoncture favorable qui donne l’illusion d’une stabilité politique et économique du pays: la croissance démographique, l’industrialisation et l’expansion commerciale lui valent une plus grande place sur la marché international.[37] Mais, derrière cette prospérité éphémère se préparent des changements. Certaines attitudes politiques et sociales sont difficilement conciliables, parce que trop souvent dominées par des exigences contradictoires. Dès 1916, l’Union civique radicale qui se veut l’expression politique de la classe moyenne urbaine accède au pouvoir. Son Président, Hipolito Yrigoyen, ne marque toutefois pas une rupture brutale avec l’ancien ordre des choses. Il continue d’appuyer la politique de neutralité de l’Argentine vis-à-vis du conflit mondial, en dépit du fait que la plupart des pays de l’Amérique latine se rangent, en 1917, du côté des États-Unis. Le ressentiment qu’il éprouve pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, même si les relations commerciales avec ces deux pays comptent parmi les plus importantes, est conditionné par son inclination au mouvement Hispanidad qui prône un nationalisme intégral.

Étudiants hissant le drapeau argentin sur le toit de l’université de Córdoba. Source : Réforme universitaire de 1918 en Argentine, Wikipédia.

La réforme universitaire qui prend naissance à Córdoba reçoit forcément l’empreinte de ce mouvement nationaliste. Le passage d’Yrigoyen à cette université, en mars 1918, joue le rôle d’un véritable catalyseur. Mécontents de la gestion et des tendances élitistes qui politisent leur institution, les étudiants de Córdoba déclenchent une grève qui provoque une réaction en chaîne dans les autres universités argentines. Ce geste aboutit à une réforme en profondeur du système universitaire dont les critères d’admissibilité et la réussite scolaire dépendent bien davantage de l’allégeance politique que de la performance académique des candidats. L’ère du populisme qui s’ouvre avec l’élection d’Yrigoyen favorise une plus grande démocratisation de l’enseignement, permettant ainsi à la classe moyenne d’accéder pour la première fois à ces institutions de haut savoir. En l’espace d’une décennie, les universités argentines jouissent de la meilleure réputation en Amérique latine grâce à l’autonomie administrative, à la restructuration des programmes ainsi qu’au rajeunissement du corps professoral qu’elles ont préconisés. Durant cette même période, le nationalisme argentin, sous l’Union civique radicale, ne tarde pas à se faire sentir sur l’échiquier international. À la Conférence de la Société des Nations, en 1921, l’Argentine propose au nom de la souveraineté des nations que tous les pays, y compris l’Allemagne et les autres belligérants, soient admis au sein de la Société. Suite au refus de sa motion, l’Argentine se retire de l’organisation sans autre forme de procès. Plus d’une décennie s’écoule avant que ce pays n’adhère de nouveau à la Société, encore que ce soit pour pallier à la crise économique (mondiale) et jouer une rôle plus actif sur la scène internationale.

La prise en considération du nationalisme argentin des années 1920 n’est pas uniquement révélatrice du degré de ferveur de certains individus ou groupements sociaux qui tendent à satisfaire les besoins de la collectivité par des mesures incitatives et des actions euphorisantes. Elle projette, en contrepartie, une image trouble en dépit de la reprise économique qui s’amorce en 1922 et des réalisations nationales prometteuses, telle la création de la première agence nationale de pétrole (Yacimientos Petroliferos Fiscales) dont l’unique but est de libérer l’Argentine de la dépendance en approvisionnement de cet or noir. Les nombreuses grèves (débardeurs, péons et autres) durement réprimées de même que les mouvements régionalistes et populaires réfrénés sont le signe d’un malaise évident. L’option intégriste, essentiellement conservatrice, a du mal à apaiser les tensions de la société d’après-guerre qui prend conscience de sa vulnérabilité vis-à-vis des avatars économiques et politiques des nations avancées. Sous les présidences d’Yrigoyen (1916-1922) et de Marcelo Torcuato de Alvear (1922-1928) choisi par Yrigoyen comme son successeur, les radicaux se montrent incapables de contenir toutes les tendances émancipatrices des mouvements ouvriers et ruraux et de concilier les différents intérêts politiques qui auraient polarisé davantage les forces nationalistes. Ils encouragent ostensiblement une sorte de nationalisme réfractaire à la pluralité des options et se dressent contre toute forme libérale identifiée à l’oligarchie.

Même si Hipolito Yrigoyen est renversé par l’armée en 1930 à cause de son incapacité à faire face à la crise économique, le nationalisme intégral, lui, ne s’amenuise pas. Au contraire, les deux années de dictature qu’exerce José Félix Uriburu au lendemain de la Grande Dépression et les efforts que multiplie son successeur Agustin Pedro Justo (1932-1938) pour contrer la crise économique mondiale en maintenant ses relations commerciales, principalement avec la Grande-Bretagne (Accord Roca-Runciman, mai 1933) ne font que raviver la ferveur des nationalistes intégraux. Cela s’entend. Dans un ultime effort pour rendre son décret permanent et légal, Uriburu propose d’amender la Constitution et de réviser la Loi électorale de 1912 (loi Saenz Peña). « Il avance une nouvelle théorie [en prétendant] que la masse n’est pas encore préparée à un gouvernement démocratique et que la pays devrait être gouverné par une ‘minorité sélecte’ -en d’autres termes, par l’élite conservatrice qui a toujours gouverné avant qu’Yrigoyen n’arrive au pouvoir.”[38] Quant à l’Accord Roca-Runciman, il réduit considérablement les échanges commerciaux entre l’Argentine et la Grande-Bretagne en vertu de l’entente ratifiée par cette dernière à Ottawa, en 1932, et les membres du Commonwealth, sans compter que l’Argentine est obligée de faire d’importantes concessions tarifaires sur ses produits industriels et d’assouplir, au gré de la Grande-Bretagne, ses règles commerciales. Cet accord, jugé comme une véritable trahison tant chez les nationalistes que chez les entrepreneurs et les travailleurs industriels déjà enclins à la xénophobie, devient encore plus controversé lors de son renouvellement en 1936. L’Argentine se voit contrainte de subventionner le transport en commun à Buenos Aires dans le but de préserver le monopole britannique, au détriment des autres compagnies de transport privées. En retour, la Grande-Bretagne garantit à l’Argentine les même conditions pour l’exportation de la viande de boeuf dans son pays.

La politique étrangère de Justo fait volte-face à celle menée par Yrigoyen. Dès son accession au pouvoir en 1932, Justo s’appuie sur la coalition politique (Concordancia) et le pouvoir militaire pour diriger le pays. Cette alliance qui domine la scène politique jusqu’en 1943 est formée principalement des Conservatives et des Antipersonalistas, tous deux d’irréductibles anti-Yrigoyens.[39] Sous la présidence de Justo, l’Argentine adhère de nouveau à la Société des Nations et devient tacitement le principal antagoniste des États-Unis dans la lutte pour le leadership de l’Amérique latine; par ailleurs, différents accords sont signés avec le Brésil dont le fameux pacte de non-agression qui rend nulle l’approbation d’un territoire par la force. Cependant, le régime né du coup d’État militaire- dont le dernier remonte à 1861- n’accorde que peu d’intérêt aux problèmes des masses urbaines. De nombreux exploitants agricoles privés désertent le milieu rural et refluent vers les villes. Des industries de substitution d’importations se multiplient autour de Rosario, et surtout de Buenos Aires. Un nouveau paysage industriel se crée et une nouvelle classe ouvrière se constitue. La classe moyenne qui est apparue sous Yrigoyen et qui, à l’époque, était encore inexpérimentée aux affaires politiques s’organise et développe une aversion profonde contre ce régime oligarchique de nouveau au pouvoir.

(Cliquez pour agrandir) Affiche de la FORJA contre le gouvernement de la Concordancia. Source : FORJA, Wikipédia.

Au milieu des années 1930, apparaît un nouveau groupe de jeunes leaders politiques et intellectuels: le FORJA (Fuerza Orientadora Radical de la Juven Argentina). Dissidents de l’Union civique radicale, ces jeunes turcs souhaitent un socialisme démocratique plus grand et s’engagent à « clarifier, systématiser et répandre les déclarations révolutionnaires et nationalistes quelque peu obscures d’Yrigoyen sur le caractère et la destinée du peuple argentin.”[40] Le slogan qu’ils adoptent atteste que la nationalisme est toujours vivant et que lui seul peut conduire à une Argentine nouvelle: « du radicalisme à la souveraineté populaire; de la souveraineté populaire à la souveraineté nationale; de la souveraineté nationale à l’émancipation du peuple argentin ». Le caractère politique de FORJA exprime une attitude neutraliste, voire même pro nazie, mais surtout un sentiment anti-impérialiste vis-à-vis des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Ses idées politiques sont simples et rejoignent aisément les masses laborieuses encore stigmatisées par la dépression et la force coercitive d’une armée qui, depuis le coup d’État militaire, occupe le devant de la scène politique. Sous l’impulsion de FORJA, les couches populaires prennent rapidement conscience des problèmes économiques et politiques qui les entourent. La corruption et la fraude qui dominent les élections de Roberto M. Ortiz (1938-1940) et de Ramon S. Castillo (1940-1943) sont trop visibles pour ne pas entacher le processus démocratique et désabuser les masses.

Dans ce pays peuplé d’Italiens, d’Espagnols, et depuis 1920 d’Allemands, les courants idéologiques européens trouvent un écho favorable parmi les groupes sociaux venus de l’intérieur du pays ou issus de l’immigration. La propagande fasciste et nazie exerce dans cette Argentine de l’entre-deux-guerres un attraction particulière. Elle sert à la fois d’expédient pour surmonter la crise économique et de brasier pour les fervents admirateurs de Juan Manuel de Rosas (1793-1877), ce chef des fédéralistes qui se fait donner les pleins pouvoirs et qui exerce, de 1835 à 1852, une dictature sanglante. Au cours des années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, plusieurs groupements fascistes éclosent; Manuelo Fresco, gouverneur de Buenos Aires de 1936 à 1940, fait figure de proue en cherchant à étendre ce mouvement à la grandeur du pays.

Les réalités de la guerre mondiale viendront briser ce rêve caressé par tous les activistes qui crurent longtemps à la victoire allemande, victoire qui aurait assurément conforté leur action. Quant au Président Ortiz, il se devait d’agir avec circonspection, puisque l’enjeu politique de l’Argentine se définissait par rapport aux protagonistes du conflit États-Unis/Allemagne. Dès le début des hostilités, ce dernier affiche une politique de neutralité. Neutralité active, d’ailleurs, puisqu’elle aurait favorisé les puissances de l’Axe jusqu’à la fin de la guerre, n’eût été des élections nationalistes qui vinrent précipiter les événements en Argentine. Le 4 juin 1943, un groupement d’officiers pro fascistes (Grupo de Oficiales Unidos) déclenche un nouveau coup d’État.[41] Le prétexte est bon: le Président Castillo doit nommer un successeur, en l’occurrence Robustiano Patron Costas, véritable anglophile et sympathisant des Alliés. L’appui discret mais influent de sa candidature par les États-Unis fait craindre une ingérence politique dans les affaires du pays. Sous la conduite du général Arturo Rawson, puis de Pedro Ramirez les militaires nationalistes procèdent à de multiples arrestations d’hommes politiques, censurent la presse d’information et interviennent directement dans les organisations jugées potentiellement subversives, et notamment les mouvements ouvriers. Le renversement du gouvernement et l’autorité arbitraire qui lui substituent, viennent rompre l’équilibre précaire de l’Argentine, jusqu’ici partagée en deux camps dans le conflit mondial. Sous la pression américaine, le Président Pedro Ramirez rompt, le 26 janvier 1944, les relations diplomatiques de son pays avec l’Allemagne et le Japon. Stratégiquement, l’Argentine agit par calcul: la déclaration de guerre officielle du Président Eldomiro Farrell, en mars 1945, aura permis à ce pays de soutenir l’Allemagne jusqu’à l’imminence d’une défaite et d’éviter d’être isolée du reste de l’Amérique.[42] En outre, l’Argentine s’inquiète de son voisin du nord-est, le Brésil, voyant que les États-Unis augmentent sa puissance militaire à grand renfort d’armes nouvelles. Économiquement, l’Argentine en retire un gain appréciable: elle n’aura pas à souffrir d’une dette de la guerre, et par surcroît les Alliés viendront puiser largement dans ce grenier d’Amérique du Sud.

L’ère péroniste

Lorsque Juan Domingo Perón accède à la présidence en 1946, il possède suffisamment d’atouts pour proclamer une Argentine nouvelle. La conjoncture économique d’après-guerre lui est favorable et l’exode rural qui a amené plus d’un million de personnes vers les villes -en particulier, Buenos Aires- constitue depuis une décennie une nouvelle classe ouvrière que Perón saura mettre à profit pour diriger le pays. Ayant participé au coup d’État militaire de 1943, il devient ministre de la Guerre sous le Président Farrell; il occupe ce poste pendant quelques mois durant lesquels il améliore les conditions de l’armée et tisse peu à peu son réseau d’action et d’influence. Par la suite, il est nommé ministre du Travail. Cette fonction lui permet de conquérir la sympathie du peuple par une série de mesures sociales et de prendre petit à petit le contrôle des syndicats. En 1944, lorsqu’il est désigné à la vice-présidence, il s’emploie minutieusement à travailler l’opinion publique dans le sens d’une Argentine nouvelle. Évincé en octobre 1945 par les groupes conservateurs alliés aux partis de gauche traditionnels, puis rappelé sous la pression d’une manifestation de masse des Descaminados (sans chemises) et des syndicats, Perón se sent suffisamment appuyé pour briguer la présidence.[43] Il projette de constituer un nouveau parti du centre profondément attaché à son passé historique et d’éviter ceux d’extrême droite (fasciste) et d’extrême gauche (communiste); de restaurer la constitution et d’incorporer tous les éléments de la société à la vie politique et économique; d’affranchir l’Argentine des contrôles étrangers, particulièrement des États-Unis dont on craint l’hégémonie.

Le 19 septembre 1945, l’opposition anti-péroniste réussit à mobiliser une vaste foule pour sa Marche de la constitution et de la liberté. Source : Juan Perón, Wikipédia.

Le 24 février 1946, Perón est élu avec 56% des voix en battant le candidat de l’Union démocratique qui rassemble tous les autres partis (radicaux, socialistes, communistes et libéraux). Dès son accession à la présidence, il cherche à centraliser les pouvoirs et à établir un contrôle dans toutes les sphères d’activité d’ordre politique, économique, moral, judiciaire, idéologique et autres. Pour ce faire, il propose sur une base quinquennale une complète réorganisation politique et économique. En mai 1946, il crée l’Instituto Argentino de Promoción del Intercambio (IAPI) destiné à contrôler l’économie nationale et à orienter le développement économique. Ainsi, les bénéfices obtenus par cette agence d’État pourront servir au développement industriel, à l’achat de voies ferrées, compagnies de navigation et autres services publics appartenant à des intérêts étrangers ainsi qu’au développement des lignes aériennes argentines, à la construction d’usines hydroélectriques et à l’exploration des ressources naturelles. Les premières réalisations qui marquent le régime péroniste soulèvent l’enthousiasme populaire et trouvent leur appui auprès du clergé, de l’armée, des partis de gauche et des nationalistes de la droite. Pendant ce temps, Perón conforte sa position en créant le Parti péroniste (1949), en amendant la constitution de 1853 qui permet, entre autres, sa réélection et en s’appuyant sur sa doctrine (Justicialismo) qui concilie mesures sociales, catholicisme, nationalisation, politique anti-américaine et répression.

Dès le début des années 1950, la situation en Argentine commence à se dégrader. La politique de largesse pratiquée par Perón et son épouse, Eva Duarte, et qui a donné au pays une illusion d’aisance et de facilité, commence à s’effriter. Les problèmes économiques s’aggravent de conflits avec l’Église, de la désaffectation de l’armée et de l’hostilité des États-Unis. De plus, la mort d’Eva Duarte, le 26 juillet 1952, désorganise l’administration péroniste et secoue le pays entier.[44] Perón devient incapable de faire face à la crise qui gagne tous les secteurs de l’activité économique. Le 19 septembre 1955, il est renversé par un putsch et doit s’exiler en Espagne. Une période d’austérité commence sous la présidence de Arturo Frondizi, suivi de coups d’État militaires successifs: général Juan Carlos Ongania (1966) et général Alejandro Agustin Lanusse (1971). Un an avant sa mort, Perón reviendra diriger le pays, suite aux élections de 1973 qui redonnent le pouvoir au Parti justicialiste.

L’évolution de l’Argentine durant la première moitié du 20e siècle demeure fort complexe. La structure élémentaire sur laquelle nous nous sommes appuyé pour analyser en trois phases l’évolution du nationalisme en Afrique du Sud, au Canada ne saurait s’adapter convenablement à l’Argentine sans tenir compte de certaines diversités qui déterminent précisément cet ordonnancement tripartite. La démarche analytique que nous avons adoptée dans le cas de l’Argentine diffère quelque peu des deux autres pays. Le mouvement d’immigration massive dans ce pays influence non seulement l’attitude sociale -avec des masses dépourvues d’idéologie politique et à peu près inorganisées- qui sous-tend la volonté de conquête de la souveraineté, mais encore la ligne politique des différents partis au pouvoir.

La période 1880-1916 que nous avons fait correspondre au premier élément de la structure élémentaire (gestation) et celle de 1916 à 1930 au second (affirmation) doivent toutes deux être saisies et interprétées en fonction du mouvement migratoire qui a caractérisé l’Argentine de 1880 à 1930. Ce phénomène dominant dépasse les limites des unités de notre structure obtenues par segmentation chronologique, et sans modifier en profondeur les caractéristiques premières il remplit, ainsi que nous avons pu le constater, une fonction d’importance non négligeable dans le processus d’évolution du nationalisme argentin. Parfois, il décale par des nuances intermédiaires les éléments de notre modèle; parfois, il les fait se chevaucher. La période de 1930 à 1955 n’y échappe pas. Elle montre, en effet, que la reconnaissance officielle de l’Argentine s’établit à partir des rapports de force qui se dégagent de sa position en politique internationale.[45]

Même si elle ne fut pas toujours admirée et respectée par les nations belligérantes, la politique de neutralité pratiquée par Yrigoyen durant la Première Guerre mondiale, puis formulée à nouveau par Perón, en 1949, dans sa Troisième Position[46] catalyse suffisamment de forces nationales pour inciter les autres pays à reconnaître, non sans pressions et contraintes, sa souveraineté. Cette reconnaissance lui sera d’ailleurs manifestée de diverses façons et à divers degrés: par sa réintégration à la Société des Nations (1932); par l’obtention du Prix Nobel de la Paix à Carlos Saavedra Lamas (1936) pour son intervention dans le conflit du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay; par les nombreux accords internationaux (Chapultepec, Conférence interaméricaine de Buenos Aires, etc.) qu’elle a signés ou encore par la place qu’elle occupe, dès le 26 juin 1945, au sein des Nations Unies.

Conclusion

Scruter le nationalisme, c’est s’engager dans l’examen d’une idéologie guidée par le principe d’autonomie. Dans les pays situés en périphérie, cette quête de l’autonomie comporte des modalités différentes. Le nationalisme extra-européen n’a pas à donner un État à une nation, mais à donner une nation à un État préexistant. C’est dire que l’Afrique du Sud, le Canada et l’Argentine ont dû se débarrasser progressivement de l’empreinte impérialiste coloniale avant de prétendre à une économie capable de légitimer leurs projets d’action. Souvent, le désir des peuples colonisés d’accéder à l’indépendance résulte de cet héritage colonial. Le nationalisme ne saurait être alors uniquement façonné par la culture et les aspirations d’un peuple; il ressortit également à l’économie et à la politique d’une société. Aussi, doit-on se préoccuper davantage de l’élite dirigeante qui lui donne conscience de son unité et de son identité par-delà les différences linguistiques, ethniques ou autres. Celle-ci ne continue-t-elle pas d’exercer un pouvoir issu de l’acceptation au moins implicite de cet héritage colonial?

L’examen du nationalisme dans les pays excentriques ne peut manquer de mettre en relief une dualité des cultures caractérisée par l’opposition entre l’adoption d’un ou de modèle(s) politique(s) et économique(s) des grandes puissances et les réalités culturelles qui témoignent du sens d’une solidarité d’appartenance, lesquelles s’inscrivent en réaction contre l’action d’autres  collectivités jugées étrangères ou adverses. Les idées et les actions premières que nous avons dégagées au cours de ce premier chapitre et qui conditionnent le mouvement nationaliste de ces pays ne se présentent pas au hasard et leur interaction n’est pas fortuite. Bien qu’elles ne suffisent pas à décrire de façon exhaustive la signification et le rayonnement des nationalismes sud-africain, canadien et argentin, elles permettent néanmoins d’en mesurer les effets sur la structure sociale et de constater que le nationalisme est très largement tributaire de la forme du pouvoir.

Le nationalisme en tant que ‘idéologie et mouvement social relève des structures politiques et économiques dans la mesure où ces dernières agissent sur ou font référence à une collectivité particulière et qu’elles fournissent des indications ou tendent à expliquer certaines tendances, comportements ou aspirations d’un peuple. À cet égard, l’idée nationale ne représente pas tant la conquête du pouvoir par le peuple que la conquête du peuple par le pouvoir: répression, coups d’État militaires, mesures d’urgence ou loi martiale -qui ne sont en réalité que des exacerbations du pouvoir- toutes ces expressions trouvent une justification lorsqu’il s’agit d’enrayer certains schémas idéologiques particuliers qui menacent la survie de ce pouvoir, mais non pas nécessairement le développement d’une identité collective nouvelle. Dans ces circonstances, le nationalisme apparaît d’autant plus virulent que l’intégration nationale est faible ou menacée. Mais, il s’agit-là de solutions extrêmes où les responsables politiques exercent une autorité arbitraire et absolue. De ce point de vue, la réalisation de la nation ne peut s’accomplir qu’à travers la monocratie à laquelle correspond le plus souvent un système monopartisan: un seul chef et un seul parti pour former une nation.

La prise en considération de l’attitude sociale et politique nous a finalement conduit à distinguer un nationalisme de la satisfaction ou de l’euphorie et un nationalisme de l’inquiétude et de l’angoisse: celui-ci étant lié à l’aliénation sociale et au pouvoir despotique; celui-là, au vouloir-être de la collectivité et à son soutien politique. Selon l’une ou l’autre de ces options, le nationalisme peut engendrer une dynamique constructive et favoriser des changements positifs ou, au contraire, freiner cette évolution et nuire aux aspirations de la collectivité. Le nationalisme extra-européen comporte donc des facettes distinctes et selon les aléas, il peut osciller entre ces deux manifestations et avec une intensité plus ou moins grande selon les interactions qui régissent le système politique et l’idéologie nationaliste.

 

[1] Le mot Afrikaner désigne le nom des Sud-Africains, la plupart de descendance hollandaise, accessoirement d’origine allemande ou française. Le terme a définitivement remplacé celui de Boers au début du 20e siècle. Il incarne une idée de nation, l’Afrikanerdom. L’afrikaans, langue d’origine hollandaise, ne sera reconnu comme l’une des deux langues officielles qu’en 1925.

[2] Pour une description complète de l’appareil politique, nous référons le lecteur à l’ouvrage suivant: Lacour-Gayet, R. (1970). Histoire de l’Afrique du Sud. Paris: Fayard,  pp. 318-19.

[3] Le South African Party (devenu United Party en 1934) est de tendance modérée. Il prend assise surtout dans la communauté anglaise où l’on retrouve les immigrants juifs venus principalement de Lituanie. En outre, il peut compter sur l’appui des Anglais dits modérés qui partagent la vision de ‘South Africanism’ chez Botha. Pour sa part, le Unionist Party se fera le porte-parole de la Chambre des Mines et de la suprématie britannique.

[4] Le programme de Hertzog se résume à la formule « l’Afrique du Sud, d’abord; l’Afrique du Sud, seule ». Pour Botha, de dire Robert Lacour-Gayet, les Boers avaient reconnu une fois pour toutes la légitimité de l’Union Jack. Pour sa part, Hertzog considérait ce fait comme un armistice, simple étape sur la route de l’indépendance. In: Lacour-Gayet, op. cit., p. 327.

[5] Ibid, p. 319.

[6] Au cours de la première élection de l’Union sud-africaine, Botha défendra le principe des droits linguistiques égaux. Trois des quatre provinces reconnaîtront, dans le milieu de l’éducation, l’afrikaans comme un moyen propre à l’instruction, moyen qui sera plus tard reconnu dans les universités. En 1918, l’afrikaans obtient le statut de langue officielle. En 1925, il remplace la langue hollandaise considérée comme l’une des deux langues officielles au Parlement.

[7] Brotz, H. (1977). The politics of South Africa: democracy and racial diversity. Oxford: Oxford Univ. Press, p.3.

[8] Les figures les plus importantes sont: le général Christian Frederick Beyers, commandant en chef des forces de l’Union; le général Christoffel Greyling Kemp, connu pour son rôle dans l’échec du raid Jameson; le général Salomon Gerhardus Maritz, sous les ordres de qui étaient placées les troupes de la frontière; ainsi que les généraux Christiaan R. De Wet, chef d’État-Major et Jacobus H. Delarey.

[9] La province du Cap, considérée comme l’une des plus importantes lors de l’Union de 1910, fut colonisée par la Compagnie hollandaise des Indes orientales vers le milieu du 17e siècle, alors que les provinces unies de la Hollande atteignent un pouvoir commercial sans précédent. Limitée par la politique mercantiliste de la Compagnie, la province du Cap progresse lentement. Afin de pallier au manque de denrées alimentaires dont avait un urgent besoin la compagnie, les Hottentots et les Bochimans (race aborigènes du sud-ouest africain) pratiquèrent l’agriculture et devinrent bientôt des fermiers libres. Quelques temps après, ils furent rejoint par un petit nombre de Huguenots français et d’Allemands qui s’installèrent et se marièrent entre eux. La Compagnie dut donc exercer une politique de dénationalisation auprès des nouveaux arrivants. Elle y parvint admirablement, mais dans ce processus d’actions les premiers Hollandais qui s’étaient installés perdirent, eux aussi, leur identité, de sorte que l’on vit apparaître au cours du 18e siècle un caractère manifeste du peuple afrikaner. L’absence d’une autorité centrale va favoriser l’individualisme de ce peuple. De cet individualisme se développe un sens profond d’indépendance qui ira jusqu’à lui faire oublier sa mère patrie. La création de l’afrikaans qui évoluera en fonction des conditions locales et de l’isolement géographique de ce peuple viendra renforcer cette identité nationale.

[10] Lacour-Gayet, op. cit. p. 343.

[11] Canada. (1923). Imperial Conference 1923. Appendices to the summary of proceedings, et spécialement « Opening speech by the Prime minister of the Union of South Africa » sous Power to the Empire, pp.15-16; et l’annexe B « The position of Indians in the British Empire », pp.116-18; Hussey W.D. (1963). The British Empire and Commonwealth: 1500 to 1961. London: Cambridge Univ. Press, p. 338; Résolution IX: « Groupements autonomes de statut légal dans le cadre de l’Empire britannique qui ne sont subordonnés aux autres sans aucun aspect de leurs affaires intérieures ou extérieures, quoique unis en une allégeance commune envers la Couronne, et librement associés comme membre du Commonwealth des nations britanniques ». In: Chevallier, J. J. (1930). L’évolution de l’Empire britannique. Paris: Éd. Internationales, p. 1024.

[12] Le drapeau sud-africain évoque la double origine du pays: il est basé sur le Prinselag que les Hollandais apportèrent avec eux en 1652 (3 bandes horizontales, orange, blanc et bleu) avec en surimpression les emblèmes du Transvaal et de l’Orange ainsi qu’une copie miniature de l’Union Jack.

[13] Lacour-Gayet, op. cit. p. 347.

[14] Surnommé à l’époque le lion du Nord, Tielman Roos fut député et ministre de la Justice sous le gouvernement Hertzog, en 1924. Des ennuis de santé l’obligent à quitter la vie politique en 1929. Il accepte alors une place de juge à Bloemfontein et remet sa démission trois ans plus tard. Son retour précipité en politique, durant la crise de l’étalon-or, et ses déclarations intempestives forceront Hertzog et son ministre Havenga à renoncer à l’étalon-or. Avec la formation du Parti Uni (United Party), Roos sera rapidement écarté du pouvoir politique. Sa santé, longtemps chancelante, se détériore rapidement. Il décède le 28 mars 1935.

[15] Fondé le 5 décembre 1933, le Parti Uni se propose de « développer le sens d’une unité nationale, fondée sur l’égalité des sections de langues afrikaans et anglaise dans une association où l’une et l’autre reconnaîtront et apprécieront l’héritage culturel qui les distingue de l’autre ». In: Lacour-Gayet, op. cit., p. 353.

[16] Ibid, p. 359.

[17] Krüger, D. W. (1969). The making of a nation. London, Johannesburg: MacMillan, p. 190. La raison essentielle en fut la suppression de l’esclavage interdit en 1834 dans la colonie du Cap où les Anglais s’étaient installés depuis 1815. Les Boers, mécontents de l’indemnité qui leur était allouée, désapprouvent la législation anglaise sur l’acquisition et la transmission des terres et partirent, les uns vers le nord-est (futur Natal), les autres vers le Limpopo, l’Orange et au-delà du Vaal (futur Transvaal). Le Grand Trek a eu pour effet d’étendre rapidement et en ordre dispersé la colonisation blanche dans le Sud de l’Afrique.

[18] Krüger, op. cit., p. 190.

[19] Vatcher, W.H. Jr. (1965). White Laager: the rise of the Afrikaner nationalism. New York, London: F. A. Praeger, p. 60.

[20] Wade,  M. (1966). Les Canadiens français de 1760 à nos jours. Montréal: le Cercle du Livre de France, Vol. I, p. 527.

[21] Le désaccord survenu entre Wilfrid Laurier et Henri Bourassa sur la question d’envoyer un contingent en Afrique du Sud ne restera pas sans lendemain. Bourassa poursuit sa croisade anti-impérialiste et prêche un nationalisme pan-canadien, ce qui visiblement embarasse Laurier qui doit ménager la ferveur des Anglo-Saxons. De cette opposition d’idées résulte la création, en 1903, de la Ligue nationaliste canadienne. Celle-ci rejette toute soumission aveugle aux partis traditionnels et préconisent une politique de Canada-d’abord.

[22] Un troisième réseau est mis en chantier par la compagnie Canadian Northern Railway, réseau qui ne sera complété qu’en 1915. Formé en 1899, cette compagnie privée résulte de la fusion des deux sociétés manitobaines dirigées par William MacKenzie et Donald Mann. Pour réaliser ses objectifs, la compagnie devra successivement compter sur l’aide du gouvernement manitobain, des autres provinces de l’Ouest et enfin du gouvernement fédéral.

[23] Stanké, A. (ed.). (1987). L’encyclopédie du Canada. Tome I. Montréal: Alain Stanké, p. 350. Voir également les articles suivants: Watkins, M. (1966). Technology and nationalism. In: Peter Russell (ed.). Nationalism in Canada. Toronto: McGraw Hill  (pp.284-303). Dubuc, A. (1966). The decline of Confederation and the new nationalism. In: Peter Russell (ed.). op. cit., pp.112-133.

[24] À la suite du jugement, Laurier affirme que le pouvoir de traiter permettrait au Canada de conserver ses droits à l’échelle internationale et que dorénavant ce pays devra pourvoir au règlement des affaires canadiennes.

[25] Cette coalition est formée d’hommes d’affaires libéraux opposés au traité de réciprocité avec les États-Unis mis de l’avant par Laurier, mais surtout de nationalistes canadiens-français opposés à la Loi du service de la marine et des conservateurs provinciaux et fédéraux.

[26] La Loi sur le service militaire obligatoire (29 août 1917) provoque des émeutes et des rébellions au Québec. Malgré un appel au calme lancé par plusieurs personnalités québécoises qui se sont opposées à la conscription – Laurier est de ce nombre – le peuple s’oppose avec violence à cette loi qui provoque la sédition. La Loi d’élections en temps de guerre (20 septembre 1917) accorde  le droit de vote aux femmes, soeurs et parentes de soldats déjà sous les armes. Elle enlève ce même droit aux citoyens nés dans un pays ennemi ou naturalisés après 1902.

[27] « Laurier avait vu juste en disant que la conscription ne donnerait rien de plus que le volontariat. En 1918, sur 117 104 conscrits québécois, 115 507 demandent à être exemptés. La proportion demeure sensiblement la même en Ontario où 118 128 hommes sur 125 750 réclament la même faveur ». In: Vaugeois, D., Lacoursière, J. (sous la direction de). (1976). Canada-Québec: synthèse historique. Montréal:Éd. du Renouveau pédagogique, p. 485.

[28] Chevallier, J.J. (1930). L’évolution de l’Empire britannique. Vol. I. Paris: Éd. Internationales, p. 342. À la fin de la guerre, le Cabinet impérial de guerre deviendra la Délégation de l’Empire britannique. Ce changement de vocable est d’importance, puisqu’il rend égaux les représentants du Royaume-Uni et des Dominions qui seront présents à la signature du Traité de Versailles (1919).

[29] Ollivier, M. (ed.), (1954). The Colonial and Imperial Conferences from 1887 to 1937. Vol. II. Ottawa: Edmond Cloutier, p. 175.

[30] À noter que Arthur Meighen sera nommé Premier ministre du 29 juin au 25 septembre 1926.

[31] Ollivier, op. cit., Vol. III,  « Status of Great Britain and the Dominions », pp. 145-146.

[32] Neatby, B. (1975). La Grande Dépression des années ’30. Montréal: Éd. de la presse, p. 184.

[33] En 1850, la moyenne d’immigrés en Argentine se chiffre à environ à 5 000 personnes par année. En 1870, elle s’élève à 30 000 pour atteindre 200 000 dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. À l’aube de la guerre, ces masses d’immigrés sont constituées de 49% dans la population de Buenos Aires et de 35% dans celle de Santa Fe, par exemple. En 1930, l’Argentine aura accueilli près de 3.9 millions de nouveaux arrivants, dont 40% d’Italiens.

[34] Les Autonomistes, regroupés dans les années de 1860, fondent un parti politique dont la préoccupation majeure est de garder Buenos Aires comme capitale provinciale, tandis que les Nationalistes voudront en faire une capitale fédérale.

[35] La révolte de 1889-90 qui a conduit à la démission du Président Juarez Celman ne change pas de façon radicale l’ordre des choses. Le vice-président, Carlos Pellegrini, qui, avec la collaboration du général Roca, a mobilisé les forces du gouvernement contre la révolte, succède à la présidence. L’oligarchie se maintient ainsi pendant plus de deux décennies malgré les revendications fondées sur la garantie des libertés publiques, le suffrage universel et la non-intervention du gouvernement dans l’opération électorale.

[36] Ricardo Rojas publie en 1909 un ouvrage intitulé La restauracion nacionalista qui presse les Argentins d’étudier sérieusement leur passé et de l’enseigner aux plus jeunes. L’année suivante paraît Blason del Plata qui se veut un appel mystique à la fierté nationale. Les écrits de Rojas qui a décrit à travers l’indien traditionnel et la vie des premiers colons le passé de l’Argentine restent largement influencés par l’oeuvre de Johann Gottfried von Herder (écrivain et philosophe allemand, 1744-1803).

[37] Avant la Première Guerre mondiale, l’Argentine faisait partie de l’Empire non-officiel de la Grande-Bretagne. Bien que cette relation ait été affaiblie par les difficultés financières de l’Argentine durant les années 1890, l’Angleterre demeurera, jusqu’à la Première Guerre mondiale, le partenaire commercial le plus important de ce pays.

[38] White, J.W. (1942). Argentina: the life story of a nation. New York: Wiking Press, p. 160. L’auteur précise un peu plus loin que: « cette théorie était beaucoup trop avancée pour l’Argentine de 1930 et que Uriburu ne l’a jamais sérieusement appliquée; vers 1940, il y eut une forte tendance d’opinion parmis les Conservateurs, à savoir que le concept fasciste de l’État offrait l’unique solution au problème lié à la destruction du pouvoir politique des masses en Argentine et assurait ainsi le pays d’être dirigé par une classe cultivée et instruite.

[39] Les Conservatives représentent les intérêts de la vieille garde qui a conservé le pouvoir de 1880 à 1916. Les Antipersonalistas apparaissent à la suite de la scission au sein de l’Union civique radicale, en 1918. Ils sont étroitement rattachés à l’économie internationale et partagent un certain nombre d’idées sociales et économiques de l’oligarchie.

[40] Whitaker, A.P., Jordan, D.C. (1966). Nationalism in contemporary Argentina. New York: Free Press, pp. 63-64.

[41] Le GOU (Grupo de Oficiales Unidos) est une société secrète formée d’officiers supérieurs de l’armée dont la carrière militaire s’est développée sur le modèle allemand. La plupart d’entre eux ont participé au coup d’État de 1930, si bien que l’état-major de la Défense nationale contient en germe des sympathisants nazis déterminés à préserver avant tout la neutralité et la souveraineté de l’Argentine.

[42] La plupart des pays de l’Amérique latine se sont rangés tardivement du côté des Alliées. L’Argentine demeure le dernier de ce pays à le faire. Un mois avant qu’elle ne déclare officiellement la guerre aux pays de l’Axe, le ministère des Affaires étrangère du Mexique convie toutes les républiques (sauf l’Argentine) à se joindre à la conférence de Chapultepec pour y discuter des derniers efforts de guerre et des problèmes ultérieurs engendrés par ce conflit. La formulation d’une politique commune à l’égard de l’Argentine est également abordée. Quelques semaines plus tard, l’Argentine signe l’accord de Chapultepec en raison de son adhésion officielle aux pays alliés.

[43] Le 7 juillet 1945, le Président Farrell annonce qu’un gouvernement constitutionnel sera établi avant les élections prévues pour la fin de l’année. Le 6 août suivant, l’état de siège proclamé en 1941 est levé. Les opposants de Peróóón profitent de cette situation et organisent une marche dans les rues de Buenos Aires (entre 300 000 et 400 000 personnes y participent). Ils exigent la fin immédiate de la dictature militaire et le retour à un gouvernement constitutionnel. Farrell réplique en faisant arrêter les leaders de cette marche et rétablit, derechef, l’État de siège (26 septembre 1945). Cette marche de la constitution et de la liberté n’est qu’un prélude à la flambée d’événements violents qui surviendront lors de l’arrestation, puis de la libération de Perón (deux jours après), de même qu’au moment de la restauration du gouvernement constitutionnel qui marque l’arrivée de Perón au pouvoir.

[44] Eva Duarte Perón, surnommée Evita, fut un personnage vénéré par le peuple. Dès 1945, année de son mariage avec Perón, elle assiste son époux dans ses fonctions politiques, en procédant d’abord à l’unification des groupes ouvriers. Elle devient ensuite directrice de la Maria Eva Duarte de Peron Fundacion et acquiert ainsi une notoriété qui lui vaut respect et admiration de tous. À sa mort (26 juillet 1952), le pays entier sera plongé dans une atmosphère d’hystérie collective tellement son charisme était grand.

[45] Affirmation militaire et affirmation nationale ne sauraient être équivalents. C’est pourquoi, la période 1930-1955, caractérisée à ses extrêmes par deux coups d’État militaires, de même que les périodes post-Perón, également marquées par d’autres coups d’État (1966 et 1971) ne répondent pas à ce critère de comparaison.

[46] Perón lui-même a baptisé ce système « troisième position », pour indiquer qu’il était en marge des deux idéologies qui se partagent le monde et sa formule idéologique sert encore de base à la vie nationale.

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