Conclusion sur les quatre chapitres

Les premières communications intercontinentales transmises par câble sous-marin n’ont pas uniquement permis de rapprocher les populations; elles ont plutôt modifié leurs perceptions et leurs comportements. Dès 1866, l’Europe occidental et l’Amérique du Nord deviennent les deux pôles de communication autour desquels gravitent tous les autres systèmes télégraphiques. En l’espace d’un demi-siècle, la toile de ce réseau va s’étendre aux quatre coins du globe, interrelier tous les continents et dominer la sphère terrestre. L’avènement de la T.S.F. au début du 20e siècle ne viendra qu’accentuer la position de force de ces pays qui ont été parmi les premiers à répandre cette technologie. La Grande-Bretagne et les États-Unis deviennent les grands leaders de cette conquête universelle et développent un système qui leur permet successivement de conquérir l’hégémonie des communications internationales au cours de la seconde moitié du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle.

D’entrée de jeu, le câble sous-marin, puis la T.S.F. se modèlent sur la puissance économique et politique de ces pays et diffusent inéluctablement les valeurs et les structures inhérentes à ces États-nations. Dans une étude publiée sur le transfert des modèles institutionnels et des structures organisationnelles du centre vers la périphérie dans le domaine de la radiodiffusion, Rita O’Brien écrit: « des organisations telles la BBC, la RTF, la NBC et la CBS exportent non seulement leur structure, mais leur philosophie d’opération dont [nous pouvons voir] l’empreinte à divers degrés en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Celle-ci est renforcée par de fréquents transferts de personnel, des méthodes d’entraînement et des émissions importées ou des programmes types. »[1] Cette influence que nous avons maintes fois soulignée sous-tend un système qui n’est pas toujours visible, mais qui dispose de moyens politiques, économiques et technologiques suffisamment efficaces pour imposer ses exigences.

L’évolution de la radio en Argentine, en Afrique du Sud et au Canada suggère également un intérêt sinon une nécessité de ces pays à se mettre au diapason des États-nations, soit qu’ils veulent être dans le peloton de tête, soit qu’ils estiment que ces systèmes peuvent répondre à leurs attentes et à leurs aspirations nationales. Lorsque Gladstone Murray et John Reith se sont rendus respectivement au Canada et en Afrique du Sud à l’invitation personnelle des Premiers ministres Bennett et Hertzog, ces derniers désiraient davantage obtenir des conseils et des éclaircissements sur l’orientation de leur propre système que d’importer une formule toute faite. D’autres exemples puisés à même l’évolution de la radio dans ces deux pays ne feraient que corroborer nos dires. Que l’influence des systèmes supranationaux sur les systèmes nationaux s’exerce dans ces pays, cela n’est guère contestable; mais il reste à définir leur force de pénétration. Prenons le cas de l’Argentine qui, a priori, paraît moins évident. Quel modèle ce pays privilégie-t-il: américain, britannique, allemand? Toute réponse à cette question exige, outre les indices d’exploitation du marché de la radio par quelques grandes firmes internationales et d’autres faits concrets que nous pourrions retracer à travers l’évolution de la radio dans ce pays, que nous examinions la volonté politique de cette nation qui tend à se rapprocher, à s’intégrer ou à s’écarter, partiellement ou totalement, des modèles supranationaux.

Le terme de nationalisation prend ici toute son importance du fait qu’il s’articule autour de l’axe politique et qu’il fonde l’existence même de ces jeunes nations-États. L’interdépendance entre le pouvoir politique et la société dans laquelle il s’exerce fait ressortir, du moins pour la radio, deux scénarios possibles: ou bien le pouvoir politique agit unilatéralement ou bien il tend à s’ajuster en fonction du milieu où il s’enracine et dont il enregistre les aspirations. Dans le cas de l’Argentine, la nationalisation de la radio bascule dans la dictature qui s’érige contre toute influence interne ou externe pouvant modifier son pouvoir de décision. L’Afrique du Sud et le Canada procèdent différemment, parce que de réalité politique différente. Dans ces deux cas, la nationalisation de la radio s’accomplit intégralement à l’intérieur d’un processus démocratique, et de ce fait se réalise avec une plus grande souplesse.

Dès l’instant où nous avons défini le cadre politique dans lequel s’exerce la nationalisation de la radio, nous intégrons une série de paramètres qui permettent d’évaluer ce système par rapport à d’autres systèmes nationaux, sans pour autant établir une hiérarchie entre ces systèmes comme c’est le cas avec les pays du centre et de la périphérie. Pour parvenir à ce degré d’analyse, nous devons nécessairement recourir à d’autres rapports fondés cette fois sur la filiation des systèmes, c’est-à-dire sur les liens politiques et culturels qui définissent leurs relations. La radio argentine, bien que susceptible de s’intégrer à cette grille d’analyse ne fournit que peu d’indications révélatrices du fait que le régime dictatorial annihile pratiquement toute sédimentation des systèmes. Par contre, des pays comme le Canada et l’Afrique du Sud possèdent des affinités électives avec la Grande-Bretagne, attribuables à l’origine et aux vestiges politico-économiques qui unissent encore la majorité de ces populations à la mère patrie. Les minorités, quant à elles, doivent constamment se défendre contre cette trop grande influence externe qu’ils jugent menaçante pour leur survie. Les gouvernements, en tant qu’agents responsables de la mise sur pied d’un système national, doivent éviter de mettre en présence ces forces vives qui pourraient intensifier les chocs entre les deux nations, et à la limite déclencher une crise politico-raciale comme il s’en est vu dans le passé. La radio canadienne ou sud-africaine n’exclut nullement ce type d’influence externe tout comme d’ailleurs celle d’autres pays, mais cherche davantage à développer un modèle basé sur l’unité nationale.

Qu’est-ce au juste que l’unité nationale?  L’historien québécois, Michel Brunet, écrit un jour qu’elle est « une expression trompeuse qu’emploie la majorité pour exiger de la minorité ce qu’elle n’ose réclamer en son nom. »[2] En marge de nombreuses acceptions que nous pourrions faire correspondre aux réalités des peuples canadien et sud-africain, nous voudrions insister sur le caractère biethnique et biculturel qui constitue l’assise principale de ces nations et voir dans quelle mesure la radio concilie cette démarche nationale. À l’instar de l’auteur, il est nécessaire de rappeler que ces deux nations n’ont pas la liberté de se séparer et que la plus forte doit apprendre à ne pas abuser des moyens politiques et économiques dont elle dispose pour imposer sa volonté; enfin, que leur existence commune exige un compromis régulièrement renouvelé selon les circonstances et l’équilibre des forces en présence.[3] La nationalisation de la radio s’exerce sur la base de ces prémisses qui, il faut bien le dire, ne sont pas toujours respectées, mais sous-tendent néanmoins la création des deux réseaux officiels dans ces pays. L’accommodement des deux peuples qui font de ce projet une réalité tend nécessairement vers un idéal social. Instrument de diffusion culturel, la radio permet de rejoindre et d’unir par ses réseaux distinctifs la population bipartite de ces pays.

Cette conciliation repose également sur des motifs communs qui permettent aux deux communautés culturelles de se mettre à l’abri du danger qui les menace. Au Canada, le spectre américain a, maintes fois, servi à réconcilier les deux peuples ou du moins à faire partager l’idée qu’il faut combattre victorieusement les influences qui peuvent menacer et même détruire l’intégrité de la nation. Quant à l’Afrique du Sud, il y a gros à parier que les deux populations se coalisent contre les non-Européens (non-Blancs) qu’ils estiment être une menace grandissante sur laquelle d’ailleurs vont s’appuyer les Premiers ministres Daniel François Malan (1948-1954), Johannes Gerhardus Strijdom (1954-1958) et Hendrik Frensch Verwoerd (1958-1966) pour mettre en oeuvre l’apartheid et pour briser les résistances des non-Blancs. La structure nationale de la radio sud-africaine polarise, à sa manière, les forces nécessaires au maintien de la culture européenne qui s’immunise contre toute contamination de la population noire ou autochtone.

L’américanisation et les Coloureds deviennent fatalement des lieux communs que les tenants du nationalisme canadien et sud-africain exploitent à fond pour favoriser leurs ambitions. Cette épée de Damoclès rend nécessairement fébrile le comportement collectif de ces peuples qui se nourrissent en bonne partie d’un mythe, puisque ce n’est pas tant l’objet du message qui inquiète que la façon dont on le profère. Un regard contemporain nous instruit davantage sur ces faits. La mise en garde des années ’50, à savoir que « la vague de fond de la technologie peut engouffrer le Canada plus facilement que d’autres nations dont les traditions culturelles mieux assises forment une digue solide contre les périls contemporains »[4] ne convainc plus autant depuis que la part du mythe qu’on y retrouve s’est effritée, du moins pour la radio; à partir du moment où la musique populaire dite américaine est entrée dans les foyers européens ou que le juke-box a envahi les bistrots du vieux Continent, l’observateur canadien d’aujourd’hui ne peut plus regarder par le petit bout de la lorgnette et cautionner entièrement cette idée. Au fond, le phénomène de l’américanisation n’a pratiquement d’autre synonyme que celui de l’industrialisation.[5]

Pour sa part, la SABC qui a été nationalisée bien avant que la politique d’apartheid se soit officiellement instituée ne s’est nullement sentie gênée ou diminuée en multipliant, après la création de Radio Bantu en 1953, d’autres services pour les populations Nguni et Sotho, tels: Radio Sesotho (1960), Radio Lebowa (1960), Radio Zulu (1960), Radio Xhosa (1960), Radio Setswana (1962), Radio Tsonga (1965), Radio Venda (1965), Radio Swazi (1982) et Radio Ndebele (1983).[6] Quoi de plus étonnant que ce service soit en tête de ligne pour le nombre de ses stations émettrices que pour celui des auditeurs qu’il rejoint, au-delà de 8 millions comparativement à 1 800 000 pour les réseaux nationaux Radio South Africa et Radio Suid-Afrika!

L’étude des réseaux argentin, sud-africain et canadien ne laisse pas de poser des problèmes difficiles à résoudre, et ce malgré leur nationalisation. Nous ne disposons pas d’un fil conducteur unique qui permettrait d’ordonner toutes ces questions les unes par rapport aux autres en une thèse centrale d’où émergerait, de la multitude des points de vue, une explication globale. La radio argentine connaît manifestement un changement radical provoqué par l’entrée en lice de Juan Domingo Perón, et de ce fait s’inscrit dans un autre registre d’interprétation. Qui plus est, elle n’est nullement confrontée à l’épineux problème de la dualité linguistique bien que la pays ait connu un afflux d’étrangers jusqu’en 1930. Il n’est que de voir comment ce système évolue pour écarter définitivement cette question du débat national. Les préoccupations des uns ne correspondent pas nécessairement aux préoccupations des autres. Mêm si nous dressons une liste, si exhaustive soit-elle, des attributs de la radio nous n’obtiendrons qu’une image imparfaite de la réalité. Car, c’est bien plutôt le faisceau des traits interdépendants ou mieux encore les modalités d’agencement de ces traits les uns par rapport aux autres, de même que leur degré d’attachement à leur endroit, qui procurent à la radio une identité nationale.

Une première approche de la radio nous a permis de faire ressortir trois modèles particuliers: un modèle public, un modèle privé et un modèle hybride (mi-public, mi-privé). Une fois cette distinction établie, nous avons pu, par approches successives, ordonner ces modèles selon la typologie centre/périphérie et reconnaître ainsi une superstructure des modèles chez l’un et une sorte d’appendice chez l’autre. Pour comprendre et interpréter le développement de la radio en Afrique du Sud, au Canada et en Argentine nous devions nécessairement nous appuyer sur le contexte historique dont est issu ce type de communication: d’abord, parce que la radio s’inscrit techniquement dans le prolongement de la télégraphie, du câble sous-marin et de la T.S.F.; ensuite, parce que tous ces moyens de communication ont largement contribué à l’évolution des sociétés modernes de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Les réseaux de communication internationaux qui se sont développés au cours de cette période ont été ceux des grandes puissances. Puisqu’elles ont été les premières à implanter et à imposer leur système à l’échelle mondiale, il est difficile d’imaginer que les pays situés en périphérie puissent rejeter catégoriquement les modèles des super-réseaux radiophoniques alors même que l’infrastructure de leurs communications nationales et internationales, et notamment la télégraphie et le câble sous-marin a reçu l’empreinte des États-nations.

La nationalisation constitue un point d’ancrage fort important dans le développement de la radio puisque l’identité culturelle cristallise autour de cette technologie. Le background politique d’un pays qui s’assure la maîtrise de la radio doit être envisagé comme une démarche essentielle à la mise en relief d’une dimension signifiante de la réalité, à savoir le nationalisme. La description qui relève du chapitre premier porte non pas sur l’existence d’un nationalisme distinct dans chaque pays, mais plutôt sur les événements qu’il est possible d’identifier et d’isoler par rapport à la manifestation de ce phénomène. L’idéologie nationaliste est étroitement imbriquée dans un système plus général de valeurs politiques et sociales. Lorsqu’elle devient pratique, c’est-à-dire lorsqu’elle remplit une fonction d’importance non négligeable dans le processus du développement politique, social ou économique, elle fait apparaître le plus souvent des contradictions à l’intérieur même de ces structures. Il est frappant de constater qu’au niveau de la radio se sont posés à nouveau les mêmes difficultés d’intégration, à cette différence près que le mouvement nationaliste qui se reflète dans la radio semble avoir acquis une plus grande maturité politique, d’où une plus grande capacité à supporter et à canaliser les tensions émanant des différents milieux.

Le miroitement du prestige national, l’espoir d’égaler la capacité technique des grandes puissances et le rêve de voir un jour les aspirations nationales se concrétiser font partie du projet collectif de la radio. Cette dernière devient un outil doté d’une fonction sociale nouvelle où les individus et les différentes collectivités peuvent y puiser et y investir selon les richesses morales, intellectuelles ou sociales qui leur sont propres. La nationalisation de la radio représente ainsi un instrument privilégié à partir duquel un pays se donne les moyens de résister à l’assaut des forces, le plus souvent externes, qui menacent sa culture, son économie ou son pouvoir politique. En ce sens, elle est un acte de souveraineté.

Revu et corrigé le 22 août  2018.

 

[1] O’Brien, R.C. (1974). Domination and dependence in mass communication: Implications for the use of broadcasting in developing countries. IDS Discussion Paper # 64, Brighton, England, University of Sussex. Institute for Development Studies,  October 1974. Cité par: Schiller, H.I. (1976). Communication and cultural domination. New York: M.E. Sharpe Inc., p. 12.

[2] Brunet, M. (1954). Canadians et Canadiens. Montréal: Fides, p. 13.

[3] Ibid.

[4] Canada. (1951). Royal Commission on national development in the Arts, Letters, and Sciences, 1949-1951. Ottawa: Edmond Cloutier, p. 272.

[5] Schiller, op. cit., p. 10.

[6] Selon deux documents internes datés de 1988, la SABC offre 24 services de programmes radiophoniques en 19 langues différentes. Sept de ces services couvrent le pays entier; six ont un caractère régional; neuf sont offerts dans les langues des populations Nguhi et Sotho; un autre est offert aux auditeurs indiens et enfin un dernier sert à diffuser hors de l’Afrique du Sud. In: SABC. Die Sauk Vandaag. Vitgereik deur SAUK-publikasies. (1988), p. 3; SABC. (1988). Annual report 1988, Jaarverslag, p. 35.

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